Le crime de la forêt de

l'Avant-Garde sous la Restauration

 

 

..Sous la deuxième Restauration, la forêt de l'Avant-Garde, dont la haute futaie couvre le large plateau s'étendant entre Pompey, Marbache et Saizerais, fut le théâtre d’un sombre drame qui provoqua dans la région une profonde émotion où se mêlait une consternation générale.
..Ce drame, auquel le mystère des grands bois apportait sa complicité, passionna l’opinion publique pendant de longs mois.

..Le 29 octobre 1815, l’adjoint au maire de Pompey, le sieur Oudin, apprenait par Charles-Nicolas Demerey, rentier, demeurant dans ladite commune, qu’un crime venait d'être commis dans cette forêt.
..Après en avoir avisé, par courrier spécial, le procureur du roi de l'arrondissement de Nancy, M. Cognel, l'adjoint accompagné du greffier ou secrétaire de la mairie et de l’appariteur, se rendait dans le chemin forestier, appelé communément Chemin du Loup, où ce forfait venait d être découvert.
..Renouvelant sa déclaration, Demerey expliqua à l’adjoint :
..« Vers dix heures, je chassais sous bois dans le canton dit la « Croix du Renard » avec mon fils, et Philbert le gendarme, lorsque la poursuite d'un lièvre, après nous avoir d’abord amené à la lisière du bois, en bordure de la tranchée de l'Avant-Garde, nous faisait ensuite rentrer, non loin des terres de Saizerais, en forêt, où nous découvrions cette voiture abandonnée au milieu du chemin, portant des sacs de vêtements et d’avoine, et près de laquelle se trouvaient, déposés sur le sol, trois colliers et un faux collier .
..« La paille qui servait de siège au conducteur, et la voiture, étaient tachés de sang ; ces indices sanglants — toujours énigmatiques — ne pouvaient manquer de faire lever dans notre esprit les soupçons d'un meurtre commis récemment. »
..Il se rappelait, ajouta-t-il, avoir aperçu, quelque temps auparavant, dans la grande tranchée de l’Avant-Garde, cette voiture traînée par plusieurs animaux de trait et flanquée de deux ou trois hommes ; mais tout préoccupé qu'il était de la poursuite de « son » lièvre, il n’avait vu que vaguement, comme dans un rêve, attelage et conducteurs, et ne pouvait, sur ceux-ci, apporter aucune précision.
..« J'avisai alors, continua Demerey, trois habitants de Pompey, François Viriot, Claude Louis et Jean-François Antoine, qui s'en revenaient de Rosières-en-Haye, par ladite grande tranchée le priant de nous aider, mon fils et moi, dans les recherches de la victime, car, à notre sens, celle-ci gisait dans quelque endroit isolé de la forêt.
..« Bientôt, à nos yeux remplis d’effroi, se présentait le spectacle horrible d’un homme assassiné, la tête fracassée à l'aide d’un instrument contondant. »
..En attendant la descente de la justice, plusieurs personnes, requises par l’adjoint, veillèrent sur le cadavre, près duquel elles passèrent la nuit.
..En possession de la lettre qui l’avisait de ce crime, le procureur du roi la communiqua sur-le-champ au juge d’instruction, le sieur Monique Henry, requérant en même temps son transport en la commune de Pompey pour y procéder aux diverses opérations que pourrait nécessiter, l'événement dénoncé.

..Et le lendemain, dans la matinée, le juge d'instruction se rendait au domicile du maire, M. Delabesse, où se trouvait déjà son adjoint ; les représentants de l' autorité communale furent invités à le conduire de suite sur les lieux où le cadavre était gisant, et à faire également s'y rendre toutes les personnes qui seraient à même de donner quelques renseignements utiles sur l'événement qui occasionnait son transport.
..Lorsque la petite troupe, qui comprenait, en plus des personnages déjà rappelés, le sieur Chouqueur, commis-greffier assermenté, et le sieur Conseil, docteur-médecin requis à cet effet, parvint, vers neuf heures du matin, au sommet de l’Avant-Garde, à trois-quarts de lieue du village de Pompey, l’adjoint en prit la direction et la conduisit du côté du bois dit « la Croix du Renard » et fit remarquer sur la « pelouse », il appelait ainsi la large tranchée herbeuse, et, sur la gauche de celle-ci, en allant de Pompey vers Saizerais, les tracés, longeant le bois, d’une voiture à quatre roues, à une distance d’environ douze mètres de l’ancienne route royale de Nancy à Saint-Mihiel, qui déroule encore aujourd’hui son long ruban blanchâtre dans l’axe de cette tranchée.
..Une tache de sang, sur laquelle l'adjoint avait, le jour précédent, par une sage mesure de précaution, posé deux pierres pour en marquer l’emplacement, retint un instant l’attention du juge d’instruction, qui en conjectura que là, le bras de l'assassin avait frappé le premier coup.
..De cet endroit, marqué d’une tache sanglante, qui rendait mystérieuses de banales traces de roues, la voiture prenait une direction oblique par le travers de la « pelouse » pour gagner l’autre partie de la forêt dans laquelle elle pénétrait par le « Chemin du Loup », déjà signalé.
..La raison de cette rentrée sous bois par le coupable — ou les coupables — n’est-elle pas facile à saisir : amener la voiture à trois cents mètres de la lisière de la forêt dans un chemin peu fréquenté des voyageurs où elle serait abandonnée, et faire disparaître ensuite le cadavre sous des ramilles à deux cents mètres de là, l’écart du chemin.
..Tel était, de toute évidence, le calcul du coupable. Ces deux opérations, dans sa pensée, devaient avoir pour conséquence de lui donner, avant la découverte de son crime, un laps de temps assez long pour lui permettre de tirer parti du vol qu'il entrait dans ses intentions de commettre.
..Mais le calcul du meurtrier allait être mis en défaut par le destin, avec lequel l'homme n'a pas l'habitude de compter, et qui allait amener, dans l’heure suivante, en cet endroit, des chasseurs poursuivant un lièvre.

..Le magistrat et sa suite s’engagèrent dans le chemin forestier suivi par la voiture jusqu à l’endroit où elle avait été découverte le jour précédent par Demerey et son fils ; c'était à un carrefour de deux chemins qui conduisent à une voie séparant le bois de la Dame de Vernon, de celui du Roi.
..Dans l'un de ces chemins, celui de gauche, appelé la Voie de Liverdun, laquelle aboutit au village de Marbache, furent remarquées des traces de pas de chevaux, qui donneront l’explication du passage du meurtrier dans cette commune.
..Puis le groupe d’enquêteurs, toujours sous la conduite de l’adjoint de Pompey se rendit à l’endroit où gisait le cadavre recouvert d'une capote de gros drap bleu et vêtu d'un complet de miselaine grise ; cette étoffe était une sorte de droguet peluché. A côté du cadavre se trouvaient un chapeau rond dont la forme était brûlée d'un côté, et un bâton d’essence de charmille d'un mètre quinze centimètres de longueur environ, sur douze centimètres de circonférence, récemment coupé, ensanglanté à l’une de ses extrémités.
..Ce bâton ne pouvait être que l’instrument du crime ; et le meurtrier en avait frappé avec une telle violence la mâchoire de la victime, que l’écorce de cette charmille avait été mise en pièces.
..Le docteur Conseil, après avoir prêté serment, procéda à l’examen du cadavre, et constata que la couche de sang qui recouvrait ie visage était encore fraîche.
..Le nez, les lèvres supérieure et inférieure étaient confondues dans une plaie de l'étendue de sept centimètres de haut en bas ; les os du nez, ceux de la mâchoire supérieure, et les dents étaient réduits en petites portions, le tout rejeté dans la bouche qui en était remplie. La tête présentait encore d’autres plaies avec fracture des os.
..Toutes ces plaies avaient été produites, sans doute possible, à l’aide d’un instrument contondant.

..Autant qu’il était possible au médecin d’en juger, en raison de l’état de défiguration du cadavre, la victime pouvait être âgée de vingt à vingt-cinq ans, et avoir reçu la mort depuis environ vingt-quatre heures.
..Quelle était cette douloureuse victime, les mâchoires écrasées, le visage ensanglanté, et complètement défigurée sous les coups de la charmille trouvée près d’elle ?
..Et quel était le meurtrier qui l'avait frappée avec cette férocité sauvage ?
..Telles étaient les questions que se posaient, avec angoisse, dans cette soirée d’automne du 30 octobre 1815, à la veille de la Toussaint, les habitants des villages d’alentour.

..Les déclarations des témoins qui, à la diligence des autorités locales avaient été convoqués ce jour même, vont peut-être permettre à la justice de diriger ses investigations sur la bonne piste. Et d’abord, ce sont les deux fils, Christophe et Henry, de Jean-Baptiste Dapremont, vigneron, demeurant à Frouard, lesquels déclarèrent que la veille, vers dix heures du matin, et ainsi qu’ils le faisaient quotidiennement, avaient parcouru dans le chemin du Loup, leur tendue de « sauterelles », sans y avoir aperçu aucune voiture, ni entendu personne aux environs.
..Le juge en tira cette conclusion que l’assassinat avait été commis entre dix et onze heures et demie du matin, heure approximative à laquelle Demerey avait découvert le chariot.
..Catherine Pierson, « femme de secours » ou domestique chez le sieur Jean Paillère, propriétaire à Pompey, et Alexis Sautier, tailleur d’habits, au même lieu, se rendaient ce jour-là de Pompey aux Saizerais — on disait autrefois les Saizerais - en compagnie de François Bondidier, demeurant à Frouard, « paisseleur » : ouvrier qui faisait les paisseaux ou échalas de la vigne.
..Ces témoins déclarèrent avoir fait la rencontre, vers onze heures du matin, de la voiture qui a été trouvée dans le bois, et qu'ils ont parfaitement reconnue ; cette rencontre avait eu lieu dans la tranchée, à un quart de lieu du chemin où elle avait été découverte.
..Trois hommes, ajoutèrent-ils, la montaient, deux étaient assis en avant, et le troisième en arrière : celui-ci portait un vêtement bleu, déclara en particulier Catherine Pierson. De son côté Sautier assura avoir entendu ces hommes dire à une femme de Manonville, qui s'enquêtait d'une charrette lui appartenant, qu'eux-mêmes venaient de Verdun.
..Ces trois témoins déclarèrent unanimement que la voiture était attelée de deux chevaux et d’un mulet placés de front, le mulet au milieu, sous poils noirs au bai brun.
..Jean-Georges Notaire, boucher à Pompey, se rendant à Tremblecourt, a rencontré, dit-il, cette même, voiture, avec le même attelage, vers huit heures du matin, sur la route de Nancy à Saint-Mihiel, à une demi-heure au-delà des Quatre-Vents, lieudit au Trou de Longchamp.
..Deux hommes seulement se trouvaient sur cette voiture ; l’un placé derrière portant une roulière bleue, ou blouse de roulier, et était appuyé à dos contre le conducteur, qui avait sur les épaules un vêtement ayant beaucoup de ressemblance avec le manteau qui recouvrait le cadavre. Il a en outre déclaré qu’il reconnaîtrait celui qui était placé derrière, parce qu'il avait la tête nue au moment de la rencontre.
..Le lendemain, la dame Anne Burnet, de Saizerais, nous apprendra, au cours d’une conversation avec Nicolas Gillet, voiturier à Marbache, que le conducteur, avant d’atteindre Saizerais, s’est arrêté à l’auberge des Quatre-Vents pour y boire une chopine avec le voyageur soupçonné d’être l’auteur du crime.
.....Donc, à huit heures du matin, deux voyageurs se trouvaient sur la voiture; à onze heures on en aperçoit trois, et, deux heures après, on rencontre, comme on le verra par la suite, un cavalier seul, conduisant l'attelage qui vient d’être décrit.
..Mais d’où sortait le troisième voyageur ? En quel lieu monta-t-il sur la voiture ? Et que lui advint-il ?
..Etait-ce un complice, ou un témoin qui allait être gênant ; mais qui disparut à-propos, avant que le crime fût commis ?
..Voilà un point d'interrogation qui se dressera devant les yeux de plus d’un lecteur.

..Le juge d’instruction fit ensuite état d’une déclaration faite à François Didion, garde forestier en résidence à Pompey, par Antoine Busier « cordeleur » juré — autrefois la mesure légale pour le bois était la corde — demeurant à Pont-à-Mousson, et son frère Alexis Busier, commis de coupes, demeurant à Metz, lesquels lui ont assuré avoir vu entre Dieulouard et Blénod-lès-Pont-à-Mousson un seul homme conduisant deux chevaux et un mulet « dégarnis ».
..Dégarnir ces animaux de leurs colliers, n’était-ce pas la conséquence du hasard, mais le résultat d'un calcul et une précaution de voleur averti. « Ces bêtes de trait, démunies de leurs colliers, penseront les populations rencontrées, ne peuvent qu’appartenir à cet honnête maquignon, montant l’une d’elles, et qui se rend à la ville voisine en vue d’y exercer sa profession.
..Ou bien encore — mais n’ignorons pas qu'à cette époque notre région subissait l'occupation ennemie — ce conducteur est probablement de retour d’un convoi pour lequel il avait été réquisitionné. » C’est même cette question que lui posera, lorsqu’il traversera Marbache, M. Henry Deschiens, marchand de bois dans cette localité. « Non, lui répondra-t-il, je vais au-devant de mon maître ! »
..Tandis que la présence de colliers, garnissant chevaux et mulets, ferait soupçonner à ces mêmes populations, l’abandon d’une voiture, En quel lieu ? dans quel but ? curiosité publique qui peut être dangereuse pour celui qui en est l'objet.
..L'importance de cette déclaration des frères Busier au garde forestier ne peut échapper à la perspicacité du juge enquêteur.
..Ne va-t-elle pas permettre de percer l'ombre du mystère qui enveloppe ce cadavre défiguré, ce chariot taché de sang et ce bâton ensanglanté ?
.....La composition de cet attelage : deux chevaux et un mulet, n’est-elle pas un de ces détails qui échappe à l’entendement des coupables, et dont la sagacité de la justice, pour la sauvegarde de la société, sait tirer parti.
..« Conducteur, alors que tu chevauchais sur la route de Blénod, avec l’assurance que la découverte tardive de ton forfait, commis au fond d’un bois, apporterait un retard suffisant pour t’éloigner de ces lieux et te mettre en sécurité :
..« Conducteur, as-tu songé à ce détail qui allait être la cause de ta perte ? Cette fois encore, tu as compté sans le destin. »

 

Nota: cette page est une reproduction complète de l'article "Le crime de la forêt de l'Avant-Garde sous la Restauration" paru dans l'Est Illustré du 19 avril 1931 - Bibliothèque Municipale Stanislas de Nancy - 750 089.

 

* * *


Le Juge d'instruction, avant de se retirer, donna au maire, de Pompey l’autorisation de faire inhumer le cadavre et de dresser l'acte en la forme usitée.
..Au surplus, il ordonna que le chariot, les harnais et les vêtements dont il a été fait mention, seraient conduits et transportés à Nancy,

..Le même jour, 30 octobre, à 2 heures de l’après-midi, la gendarmerie de Nancy - celle de Frouard n'ayant été créée qu'en 1864 avec premier chef de brigade Willemin alertée sur réquisition du procureur du roi, se rendait à Marbache où, en présence du sieur Burgau, maire, recevaient les déclarations de François Thomas , Antoine Georges, Nicolas Lyon, tous trois vignerons ; Léopold Mengin, tonnelier; Nicolas Gillet, voiturier, demeurant tous audit Marbache, lesquels témoignèrent avoir vu, entre midi et une heure de relevée, un individu vêtu d'une blouse bleue — la roulière dont il a été parlé précédemment — conduisant trois chevaux, y compris une mule, texte du procès-verbal de la gendarmerie, sans harnais, et arrivant par la « Voie de Liverdun » ; c’est le chemin qui aboutit au village de Marbache, près de l’église.
..On trouve la preuve de la stupeur que causa ce meurtre parmi les populations de notre région, a l'empressement que mirent les municipalités à seconder l’action de la justice, soit dans la recherche du coupable, soit en vue d’identifier la victime, ainsi qu'en fait foi une lettre du maire de Saizerais, le sieur D. Doyotte, son collègue de Pompey.
..« Ce pauvre misérable, écrivait-il le 30 octobre, qui a été assassiné à l’Avant-Garde, a été vu en notre commune le dimanche 29 octobre, chez le sieur Joseph Louis, cabaretier ; il avait un homme avec lui. »
..Dans sa déposition au juge d’instruction, que Catherine Barbier, épouse de Joseph Louis, fit quelques jours après, elle disait entre autres choses :
..« Vers dix heures du matin, un petit chariot à quatre roues, attelé de deux chevaux et d'une mule, tous trois de front, s'est arrêté devant chez elle.
..« Le conducteur, après avoir dételé chevaux et mule, demanda de les conduire à l'écurie, pour les rafraîchir, puis est entré dans la cuisine avec l’individu qui l'accompagnait et auquel il a offert une tranche du jambon qu’il avait apporté avec lui.
..« Ce dernier avait la tête enfoncée dans un chapeau à grands points, comme s'il eût voulu cacher son visage.»
..« Mais sa roulière bleue et sa coiffure ne le désignaient-elles pas à l'attention des personnes rencontrées, d'une façon plus caractéristique que l’image fugitive de ses traits ?
..Le maire de Saizerais terminait ainsi sa lettre :
..« Et d’une déclaration faite par un nommé Collin, de Maxéville, le sieur François Bouché, boucher à Malzéville pourrait donner tous renseignements utiles sur ce voiturier. »
..La présente lettre, dont l’importance a frappé, à n’en pas douter, l’attention du lecteur, fut transmise sur-le-champ au procureur du roi, par le maire de Pompey.

..Cette déclaration ne sera-t-elle pas d'un concours utile pour faire connaître ce malheureux conducteur qui, dans une heure, va tomber sous les coups d'un lâche assassin auquel il a, peut-être par charité, offert une place sur sa voiture et avec qui, par bonté de cœur il a partagé une tranche de jambon.
..Et, malgré ces bienfaits reçus, la préméditation de son crime occupe en, ce moment tout son esprit. La préméditation n'est-elle pas clairement établie par cette circonstance que révélera une déposition de la femme de l’aubergiste ? A la sortie du café, il va en effet à pied, malgré l’invite du conducteur de monter sur la voiture ; et cette marche ne lui donnera-t-elle pas l’occasion de couper une charmille qui sera l’arme du meurtre qu'il commettra en traversant la forêt toute proche ?
..Pourquoi, de toutes les personnes qui ont aperçu cet individu, aucune n’a été intriguée par le port de son solide bâton ; mais la réponse à cette interrogation vient sur toutes les lèvres : les voyageurs n'étaient-ils pas, au temps des voyages à pied, porteurs d'un bâton pour aider à la marche et, parfois, servir à la défense ?
..L’heure du crime a sonné, et la fatalité a voulu que soit exécuté son inexorable arrêt !...................... ...................................................

..En suite de la déclaration du maire de Saizerais, François Bouché, de Malzéville, ne tardait pas à être interrogé.
..Il fit connaître que le jeudi précédent, sa femme, en son absence, avait effectivement reçu un voiturier de Crévic, qui lui avait appris qu’il conduisait au séminaire de Verdun deux abbés, dont l’un, qui était de cette localité ou d’une annexe de celle-ci, se prénommait Denis.
..Si, d’un côté, les témoignages déjà reçus nous autorisent l’espoir de mettre bientôt un nom sur la figure ensanglantée du cadavre découvert par Démerey, d'un autre côté les maillons du filet dans lequel tombera le meurtrier, vont se resserrer de plus en plus.
..La déposition du sieur Bouché va, effet, permettre à la justice d’aiguiller ses investigations vers Crévic, dont le maire, le sieur de Lalance, après avoir été instruit du crime par la voie de la gendarmerie, avisait en ces termes, à la date du 2 novembre, le procureur du roi :
..« Le charretier assassiné le 29 octobre, sur la route de Verdun à Nancy est un nommé Bagard, homme de secours chez le sieur Husson, cultivateur à Bauzemont. Il conduisait à Verdu deux élèves du séminaire de cette ville, le fils dudit Husson et Denis Hennequel, de Grandvezin, annexe de Crévic. »
..Et le lendemain, 3 novembre, le juge d'instruction recevait les dépositions du père du conducteur et de chacun des séminaristes.
..Le premier déclara que, le 26 octobre, son fils, Jean-Pierre Bagard, âgé de près de vingt ans, en condition chez Frnançois Husson, à Bauzemont, est parti de cette commune, vers cinq heures du matin, avec le chariot et l'attelage dont il a été déjà parlé, pour se rendre à Verdun ; et depuis cette date il n'a pas reparu.
..Il était coiffé d'un chapeau rond portant à l'une de ses extrémités un trou causé par une brûlure.
..Le témoin reconnut ensuite les habillements de son fils parmi les effets joints à la procédure.
..François Husson, de Bauzemont, dépose ensuite que son domestique Jean-Pierre Bagard, est parti de chez lui pour conduire son fils au séminaire de Verdun, que depuis son départ il a appris qu'il était passé par Pont-à-Mousson, où il avait passé la nuit, et par Thiaucourt ; mais qu'il ignorait la route suivie pour le retour.
..Il avait été convenu qu'il devait prendre à Grandvezin, écart de Crévic, le fils de Hennequel qui se rendait au même établissement religieux. Son domestique, ajouta-t-il, s’était muni d’un jambon pour sa nourriture au cours de son voyage.
..La déposition de Hennequel fut une confirmation de celle-ci ; il dit de son côté : le temps était pluvieux et froid, pour se préserver des intempéries de la saison, le conducteur était couvert d’un manteau gris et les deux séminaristes étaient enveloppés dans un manteau bleu.
..Est-il ironie du sort plus paradoxale que celle attachée à ce manteau bleu qui, aujourd hui, laisse apercevoir dans un entre-bâillement, deux figures souriantes de jeunes gens, alors que, demain, un pan relevé de ce même manteau fera apparaître le visage affreusement mutilé d’un cadavre !...

..Avant de prendre congé du juge d’instruction, les déposants rappelèrent l’anxiété et l’inquiétude que leur avait causé le retard de Jean-Pierre Bagard, duquel retard ils eurent la douloureuse explication par la nouvelle qui, la veille, leur avait été donnée, du crime de la forêt de l'Avant-Garde.

..Maintenant que la victime est identifiée, comme la Vengeance poursuivant le crime, accompagnons la police dans la poursuite du coupable...

..Nous retrouvons le conducteur de cet attelage marqué du destin de par sa composition, entre Dieulouard et Blénod, où il a été rejoint par un nommé Moïse Picard, qui revient de Belleville avec une voiture de vin, probablement de la dernière vendange.
..Sur l’offre que lui que lui fait ce « particulier » de lui vendre chevaux et mulet, le voiturier lui répond qu’il ne fait pas son état du commerce de chevaux, mais qu'il peut lui indiquer comme acheteur éventuel son associé Abraham Hesse, marchand de chevaux à Pont-à-Mousson. Sur son acceptation, rendez-vous lui sera donné chez la veuve Lallemand, aubergiste en ladite ville, que ce conducteur dit connaître pour avoir déjà logé chez elle.
..D’un commun accord, Abraham Hesse qui s’était rendu à l'auberge de la veuve Lallemand, et le particulier, remirent la vente de ces animaux au lendemain 30 octobre, à 7 heures du matin.
..Le vendeur exigeait 450 francs pour les deux chevaux et le mulet, mais le marchand de chevaux ayant allégué qu’il ne se souciait pas d’acquérir le mulet dont il ne saurait que faire, l'autre abaissa ses prétentions à 300 francs que le preneur trouva encore exagérées.
..Arguant qu'il n’entrait pas dans ses habitudes de vendre un lot d'animaux à plusieurs acheteurs, il abandonnait son attelage pour la somme de 260 francs plus un « tringuelle » de 6 francs.
..Nous apprendrons par la suite que l'acquéreur fut contraint de rendre ces animaux pour bien moins.
..Mais avant de payer le montant de son acquisition, le négociant fit connaître a son vendeur le désir qu’il avait de le conduire chez le commissaire de police.
..« J'irais chez 25 commissaires de police, s'il le fallait », répartit l’autre.
..Et voilà pourquoi, dans la matinée de ce même jour, 30 octobre, vers 7 heures, le commissaire, le sieur Delacourt, recevait la visite d'Abraham Hesse, venant lui déclarer qu’il voulait acheter deux chevaux au jeune homme qui l’accompagnait, mais que ne le connaissant pas, il avait tenu auparavant, et afin de s’éviter des désagréments, à lui faire part de son dessein.
..Le commissaire de police lui fit alors observer qu’il ne pouvait ignorer qu’il était dans l’usage, et pour la sûreté des commerçants, de n’acheter de chevaux que sur les foires et marchés, ou aux personnes connues.
..Puis ayant interrogé, sur son identité,: le jeune homme qui accompagnait le marchand, ce dernier déclara se nommer Jean-Baptiste Lejeune, cultivateur à Rambervillers, logé chez la veuve Lallemand, aubergiste à la Croix-Blanche, à Pont-à-Mousson, et exhiba un passeport délivré par le maire de Issimont, duché de Bouillon, conforme à sa déclaration.
..Ce passeport invitait les autorités civile et militaire à laisser passer et librement circuler entre Bouillon et Rambervillers, ledit Lejeune.
..Après vérification de cette pièce d’identité, le commissaire donna congé à Abraham Hesse et à Jean-Baptiste Lejeune; le premier put alors payer au second en toute tranquillité d’esprit, la somme de 260 francs plus 6 francs de tringuelle; mais cette gratification ne fut pas portée sur la reconnaissance signée par Lejeune.
.....Tel était en 1815, le profit d’un crime, dont le montant entrait dans les calculs du criminel en même temps que la préméditation de son forfait.
..Peut-être trouvera-t-on que ce commissaire manqua de flair en laissant s’échapper une proie qui était venue s’offfrir à lui...
..Mais vexé d’avoir été joué avec tant d’effronterie, il accusa le surlendemain, 1er novembre, près du Procureur du roi, et sans autre nouvelle preuve de culpabilité que son ressentiment, ledit Lejeune d’être un hardi coquin, lequel après avoir commis son crime, a poussé l'audace jusqu'à se présenter devant lui dans le moment de la vente publique de ses chevaux !...
..A l'en croire, l’audace de ce coquin à son endroit, est presque aussi répréhensible que le crime lui-même...
..Dans cette lutte continuelle entre la ruse du bandit et la perspicacité qui doit toujours être en éveil chez un commissaire de police, celui-ci, en perdant la partie, a perdu son sang-froid.
..D'ailleurs son manque de sagacité ne lui valut certainement pas des félicitations car plus tard, pour se justifier, il s'écria :
..« Je n'ai été,instruit du crime qu’à trois heures de l'après-midi, alors que le nommé Lejeune s'est présenté chez moi à 7 heures du matin : l' « improbation » de ma conduite n’est donc pas méritée. »
..C'est en raison de cette instruction, qu'un ordre de perquisition dans les auberges de la ville a été donné ce jour du 30 octobre aux agents de police et la gendarmerie; alors que le lendemain 31 octobre, le maréchal des logis Chaff était lancé à la poursuite d'un individu conduisant deux chevaux et une mule, que l'on avait aperçu à deux lieues de Pont-à-Mousson, sur la route de Metz.
..A 7 heures du soir de ce même jour, Abraham Hesse accourait chez le commissaire, lui rappelant la déclaration qu’il lui avait faite la veille, au matin, et lui faisait ensuite connaître qu’étant à Norroy, il venait d’apprendre qu’on « faisait des informations » sur un quidam qui avait volé deux chevaux et une mule, et que de plus on avait découvert le cadavre qui était présumé celui du propriétaire de ces animaux.
..A cet instant arrivait le maréchal des logis de gendarmerie Chaff qui « communiquait » à son supérieur n’avoir rien découvert de son voyage à Metz; et pour cause...
..De suite, tous trois se transportèrent dans l'écurie d Abraham Hesse pour saisir chevaux et mule, et les conduire chez la veuve Lallemand, née Clavel, qui en fut constituée gardienne et chez laquelle ledit Jean-Baptiste Lejeune avait passé la nuit précédente ainsi qu’en faisait foi son registre de logeuse. D'ailleurs ce cultivateur qui, à ses dires, joignait à sa profession principale, le commerce de chevaux, n'était pas pour cette veuve un inconnu, car déjà elle l’avait logé quand elle tenait l'auberge de la Cloche.
..Sur une question du commissaire, elle déclara que Lejeune était parti le 30 octobre, vers les neuf heures du matin, en longeant les arcades du côté de la porte de Nancy.
..Et voilà ce jeune homme voyageant sans inquiétude et d’un pas alerte sur la route de Rambervillers.
..Pourquoi serait-il inquiet ?
..La gendarmerie ne se mettra à sa poursuite que le lendemain, et dans la direction de Metz, alors que lui se dirige sur les Vosges.
..De plus à notre sens, il ne s’embarrasse pas du remords qui alourdit les pas: voix d une conscience qu’il ignore, comme il ignore la découverte du cadavre que recouvre un manteau bleu, et découverte qu'a causée la poursuite d’un lièvre...
..La fatalité déjouant les combinaisons humaines les mieux échafaudées, n’apparaît-elle pas ici sous l’aspect de ce lièvre ?
..Il ignore aussi qu'à son départ de l'auberge, quelqu'un l’a suivi.
..Mais pour l’instant, tout à la pensée d'être bientôt de retour à la maison, il éprouve la joie du voyageur qui a fait un long voyage.
Après sa première déclaration, des scrupules se lèvent dans l’esprit de la logeuse qui ne tarda pas à revenir chez le commissaire pour lui faire connaître :
..Que le parler de cet homme ressemble à celui des habitants d’Arlon et de Longwy.
..« Ton étonnement, honnête hôtesse, vient de l'ignorance dans laquelle tu te trouves du lieu d'origine de ton client, auquel ne mentait pas son langage, comme tu l'aprendras par la suite. »
..Le fouet qu'il a laissé chez elle, continua la veuve, n'appartient pas à la catégorie de ceux qu'emploient les marchands de chevaux ; elle en tire cette conclusion qu il n'exerçait pas cette profession .
..Pour terminer, elle ajouta que ce dénommé Lejeune, avait, entre autres choses, dit à son fils que chevaux et mule étaient un achat fait à bon compte près d’un Cosaque, occasion qui lui permet de les vendre à bon marché. Et elle n'eut garde d’omettre les inquiétudes que la présence d un tel client lui avaient causées. « A l’observer, s’exprime-t-elle, je me rendis compte qu’il avait commis ou qu’il allait commettre une mauvaise action ».
..Son trouble, qui n’avait cessé qu’après le départ de cet homme, avait motivé |a surveillance discrète dont celui-ci avait été l’objet et à laquelle nous venons de faire allusion pour avoir permis à Mme Lallemand d’instruire le commissaire sur la direction prise par son indésirable et occasionnel marchand de chevaux.
..La direction que prit ce marchand en quittant Pont-à-Mousson, et qui venait d’être indiquée par la logeuse de la Croix-Blanche, fonda, à juste titre, l’opinion du lieutenant de gendarmerie Maixe qui, le 1er novembre, écrivait au commandant de la brigade de gendarmerie de Rambervillers que tout portait à croire que le nommé Jean-Baptiste Lejeune, l'auteur présumé d'une « horrible » assassinat commis près de la commune de Saizerais, s'était rendu dans sa ville, et , il lui enjoignait de le faire rechercher et arrêter partout où il sera trouvé, pour être amené de suite devant le Procureur du roi.
..Le signalement portait : est vêtu d’une blouse bleue, toujours la fameuse roulière...
..Et le 3 novembre, à 6 heures du matin, le brigadier de gendarmerie Renard, assisté des gendarmes Ballant et Jeanni, tous trois de la brigade de Rambervillers, et du gendarme Vogien, de Lunevill', se transportaient au domicile dudit Lejeune où ils procédaient à son arrestation pour être ensuite conduit de brigade en brigade à Nancy.

 

Nota: cette page est une reproduction complète de l'article "Le crime de la forêt de l'Avant-Garde sous la Restauration" paru dans l'Est Illustré du 26 avril 1931 - Bibliothèque Municipale Stanislas de Nancy - 750 089.

 

* * *

 

..Le 5 novembre, l’inculpé Lejeune est amené devant le juge d'instruction pour y subir un interrogatoire.

..Sur les questions qui lui sont posées, il répond être âgé de 22 ans et né à Issimont (Ardennes).
..La pénétration d’esprit de la veuve Lallemand ne l’avait pas trompée quand elle avança au commissaire de police, dans sa deuxième déclaration, que le langage de son client avait beaucoup de ressemblance avec celui des habitants d’Arlon.
..C’est pour aller voir son père, dit-il, demeurant dans cette commune et dans laquelle il est arrivé le 23 ou 24 octobre, qu'il a quitté son lieu de domicile, le 18 octobre dernier, porteur d’un passeport délivré le 10 mars de la même année par le maire de son village natal, afin de lui permettre d’aller se marier à Rambervillers.
..Après être resté trois jours près de son père, il revint à son foyer, où il était de retour le vendredi 27 octobre, à 10 heures du matin, déclare-t-il, ayant suivi pour revenir le même itinéraire que pour aller : Stenay, Verdun, St-Mihiel, Toul, Nancy.
..— Le dimanche 29 octobre, n’êtes-vous pas allé dans une auberge des Saizerais ? lui demande le juge d’instruction.
..— Cinquante personnes, répond le prévenu, pourront témoigner que toute l'après-midi de ce jour là, j’ai joué aux quilles à Rambervillers.
..C’est une réponse bien étudiée faite à une question prévue.
..Mais l'inculpé n’a pu prévoir toutes les questions qui lui seraient posées relativement à sa présence dans une voiture allant de Saizerais à Pompey; à son passage à Marbache, conduisant deux chevaux et une mule; à la vente de ces animaux à Pont-à-Mousson; à la présentation de son passeport au trop confiant commissaire de police : questions qu’il crut éluder par une invariable dénégation.
..Quant à la provenance de l’égratignure récente qu'il porte à la joue gauche, il en donne l’explication pour avoir été atteint par une branche d'arbre, en allant chercher un fagot au bois.
..« Voilà, pensera-t-on, un prévenu qui a du front. Il nie l'évidence même, car il ignore le dessous des cartes. J'entends, par là, les preuves de sa culpabilité que le juge va étaler à ses yeux en abattant son jeu et en le mettant en présence des témoins, qui d’une voix commune s'écrièrent :
..« C'est lui ! c'est lui » comme au temps de Barabas.
..Qu'on juge de la confusion de l'imposteur ! qui pour cette confrontation portait sa roulière et était coiffé de son chapeau rond.
..Le commissaire de police de Pont-à-Mousson, plein de son ressentiment d'avoir été joué « par un homme dont il ne pouvait, ni devait soupçonner la scélératesse, et qu'il appelle scélérat le plus consommé » ne fut pas le moins affirmatif dans cette reconnaissance.
..« Il ne peut s'expliquer, écrira-t-il de nouveau, qu’un homme chargé d’un crime si atroce, soit resté 18 heures dans la ville, conduisant ses chevaux à la fontaine, sur une place publique, sans se cacher »... et sans se faire arrêter !
..En suite de cet interrogatoire, le juge décide que voiture, chevaux et mulet seront rendus à leurs légitimes propriétaires, Hennequel et Husson. Il va de soi que les 260 francs du prix d’achat et les 6 francs de tringuelle ne furent pas restitués à Abraham Hesse. La pensée de cette perte subie par le marchand de chevaux, apporta peut-être un adoucissement à l’amertume du commissaire.
..Comment peut-on admettre que cet assassin ait menti aussi grossièrement au juge d'instruction quand il lui dit avoir été de retour à Rambervillers le vendredi 27 octobre ?
..Naïve présomption d’un ignorant — car il ne sait même pas signer — à qui échappent les moyens d'investigation dont dispose la justice; ou bien ce meurtrier compte-t-il sur le silence de voisins redoutant quelque vindicte ?
..Mais la nouvelle de son incarcération va délier les langues.
..Et le 6 novembre, le brigadier de gendarmerie Renard, celui qui a procédé à l’arrestation de Lejeune, écrivait à son lieutenant de l'arme :
..« Des personnes dignes de foi assurent que ledit était de retour à Rambervillers le 31 octobre, et non le 27 du même mois, ainsi que le prévenu l'affirme.
..« J’aurais pu apprendre bien des choses des personnes habitant la même maison que l’inculpé, et je suis bien fâché de n'avoir pu retenir leurs déclarations, car nous sommes toujours en route, en raison du passage des Alliés. »
..Après avoir procédé, dans la matinée du 3 novembre, à l’arrestation de Lejeune, la gendarmerie avait négligé de perquisitionner dans son logement à l'effet d’y trouver le passeport et le complet gris qu’il portait le jour du crime.
..Et c'est la raison pour laquelle, le 8 novembre, le juge d’instruction d'Epinal, accompagné du procureur et du greffier du tribunal, se rendait sur commission rogatoire de son collègue de Nancy, à Rambervillers où il n’arrivait qu’à six heures du soir, attendu la circonstance des nombreux passages de troupes.
.....C’est avec intention: que nous retenons tous les incidents causés par les mouvements des troupes Alliées, afin d’inviter le lecteur à ne pas perdre de vue l'occupation étrangère supportée à cette époque par notre région, et pour établir que nos populations, malgré cette présence de l’ennemi, ne se passionnaient pas moins pour le crime de la forêt de l’Avant-Garde.
..La perquisition faite le lendemain dans la chambre occupée par Lejeune, rue des Laboureurs, n’ayant donné aucun résultat, les enquêteurs se rendaient tout de suite dans une chambre qu’occupaient depuis trois semaines, chez Balland, aubergiste, Lejeune et sa femme, née Marie Voinesson.
..Les recherches firent découvrir notamment un portefeuille usagé contenant l’acte de naissance de l'inculpé et le passeport dont le possesseur avait déclaré une première fois, avoir perdu sur la route de Verdun, et une deuxième fois en traversant une rivière à la nage pour échapper à la poursuite de deux soldats ennemis, entre Dombasle et Rosières-aux-Salines.
..Des dépositions reçues le même jour par les juges enquêteurs, et faites par de nombreux témoins, demeurant dans la maison de l’aubergiste Balland, Lejeune était parti de chez lui le 27 octobre et non le 17, comme il l’a allégué : cette dernière date lui permettait de justifier la possibilité de sa présence sur le jeu de quilles le dimanche 29.
..Au retour de son voyage, il s’acquitte de petites dettes qu’il avait contractées près de plusieurs personnes. Et pour expliquer à ses co-locataires la brièveté de ce voyage dont l’objet, leur avait-il dit avant son départ, était une visite à son père, il avança qu’en chemin il avait fait la rencontre d’un frère qui lui avait donné de l’argent.
..Quant à l’égratignure qu’il portait à la joue, son attaque par deux « gueux » entre Dombasle et Rosières en fit tous les frais.
..Un menuisier appelé en témoignage, déclara en particulier, avoir vendu audit Lejeune, un « bois de lit » pour la somme de huit francs, payable sous quinzaine.
..... A un siècle d'intervalle, que les prix sont changé ! ...
..Accompagné de sa femme, le débiteur s'est acquitté de sa créance le 1er novembre, c'est-à-dire une semaine avant l'échéance fixée.
..Chez le même témoin, il se rend encore acquéreur, pour le même prix, d'une « maie » ou huche, qu’il paye également comptant.
..Ces « folles » dépenses pour achat de mobilier et remboursement de dettes peuvent paraître étranges chez un homme qui, quelques jours auparavant, empruntait 3 francs pour se mettre en route. Mais n'oublions pas qu'il a rencontré un frère généreux...
..« Qu'as-tu fait de ton frère ? » ne peu manquer de lui dire le juge d’instruction: forme laconique des questions d'usage en semblable circonstance et qui peuvent se traduire par ces paroles : faites-nous connaître le domicile de ce frère; le lieu de rencontre avec lui; sa situation de fortune lui permettant son geste de générosité...
..A la demande que lui avait adressée le procureur d’Epinal, visant la vérification du carnet de passeports, le maire de Rambervillers, qui tenait à dégager sa responsabilité, répondait le 13 novembre que le passeport de Lejeune n’avait pas été délivré par ses soins.
..Dans sa lettre, marquée au coin de l'ironie, et d’où s’exhale une odeur de rancune politique, il n’eut garde de passer sous silence sa destitution que lui avaient valu les événements de mars — allusion au retour de l'Empire — et qui avait permis à ce « bon sujet » de faire procéder, sur la foi d’une fausse déclaration, à la célébration de son mariage, lequel aura pour conséquence d'amener dans la commune un pareil « monstre ». ..Dans les différents interrogatoires que subit l'accusé au cours de sa prévention, son système de défense, est un entassement de contradictions et de mensonges : ne va-t-il pas jusqu à alléguer que la vente des deux chevaux et de la mule était faite pour le compte de deux inconnus qui le suivaient sur la route de Pont-à-Mousson, à une distance d'un quart de lieue, et que cette opération lui avait rapporté 25 francs !...
..Et lorsque le juge lui fait remarquer que le temps employé par lui, à parcourir la distance de Nancy à Lunéville a été bien court :
..« Je suis monté dans un carrosse », répond-il.
..Après la rencontre inattendue du frère généreux, voici celle de l'agréable et rapide carrosse.
..Le prévenu est un homme qui a dû naître sous le signe de la chance; mais le juge estime qu'il en « impose » à la justice.
..Un rapport de gendarme, en date du 5 décembre, nous permet de conjecturer que l'accusé ne tardera pas à entrer dans la voie des aveux, car après une confrontation, au cours de laquelle tous les témoins assignés l'avaient reconnu, et une invitation de ce gendarme à dire la vérité :
..« Je n'étais pas seul, lui répondit-il, nous étions trois » et cet aveu fut renouvelé devant le concierge de la maison d'arrêt.
..Etaient-ils trois sur la voiture, ou étaient-ils trois pour commettre l’assassinat ?
..Peut-être l'apprendrons-nous bientôt,
..Le faisceau de témoignages reçus par le juge d’instruction, firent dans son esprit la preuve de la culpabilité de Jean-Baptiste Lejeune, cultivateur à Rambervillers, âgé de 21 ans, né à Issimont (Ardennes), et à la date du 8 décembre, celui-ci était placé sous mandat d'arrêt, comme prévenu d’assassinat avec préméditation, sur la personne de Jean-Pierre Bagard, garçon de secours à Bauzemont.

..A la date du 15 décembre, le procureur général de la Cour royale de Nancy requiert qu’il plaise à la Cour de mettre en accusation ledit Jean-Baptiste Lejeune, et de le renvoyer par devant la Cour d'assises du département de la Meurthe, séante à Nancy.
..Et tandis que Me Chatillon, avocat, est désigné d'office pour aider l’accusé dans sa défense, les nombreuses personnes qui ont déposé dans les différents interrogatoires, sont assignées à comparaître comme témoins à l'audience du mercredi 10 janvier 1816, à huit heures précises du matin, pour y déposer vérité sur les faits à leur connaissance, à raison de la procédure dirigée contre Jean-Baptiste Lejeune, accusé d’assassinat, le tout moyennant salaire.

..Et à la date ci-dessus, l’homme à la roulière bleue était jugé par ladite Cour.

..Avant lecture par le greffier de l’acte d'accusation, le président, suivant l'usage du temps, informe Me Chatillon qu'il ne pouvait dire contre sa conscience ou contre le respect dû aux lois, et qu’il devait s’exprimer avec décence et modération.
..Adressant ensuite aux jurés debout et découverts, le discours inséré au code d’instruction criminelle, chacun d’eux répondit individuellement, en levant la main : je ie jure.
..Et après que l’accusé fût averti d'être attentif à ce qu’il allait entendre, le président invita les témoins à parler sans haine et sans crainte.
..... A cette époque, aucune publicité n’était donnée par la presse aux débats judiciaires.
..La culpabilité de l'accusé fut manifestement établie.
..Aussi aux questions posées comme il suit :
..« Jean-Baptiste Lejeune est-il coupable d’avoir, le 29 octobre dernier, environ les onze heures du matin, dans la tranchée du bois de l'Avant-Garde, ban de Pompey, commis un homicide volontaire sur la personne de Jean-Pierre Bagard, avec les circonstances:
..1° Que cet homicide volontaire a été commis avec préméditation ?
..2° Que le crime a été suivi du vol de deux chevaux et d'une mule, dont l'homicidé étit le conducteur ? »
..Le chef du jury, le comte de Bourcier, la main placée sur son coeur, déclara :

..« Oui, l'accusé est coupable d'avoir commis le crime avec toutes les circonstances comprises dans la position des questions. »

..Ce verdict entraînait la peine de mort.
..Et après que la Cour en eût délibéré et opiné à voix basse, l'arrêt fut prononcé à haute voix, en présence du public et de l' accusé.
..Le 15 février, la Cour de cassation rejetait le pourvoi présenté par le condamné qui n'eut pas plus de succès en adressant un recours en grâce au roi Louis XVIII.
..L'inéluctable destin devait s'accomplir !
..Le 2 mars, à onze heures du matin, l'huissier audiencier signifiait à Lejeune l'arrêt de condamnation, en ajoutant qu'il serait mis à exécution à deux heures de relevée.

..A 1 heure 50 minutes, le condamné était extrait de la prison de la maison de justice, pour être conduit sur la grande place de Grève, aujourd'hui cours Léopols, où il fut décapité à deux heures précises en présence de plusieurs milliers de curieux.

.............................................................................................Eugène COLVIS.


Nota: cette page est une reproduction complète de l'article "Le crime de la forêt de l'Avant-Garde sous la Restauration" paru dans l'Est Illustré du 3 mai 1931 - Bibliothèque Municipale Stanislas de Nancy - 750 089.

 

 

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