POMPEY, VILLAGE FORGERON de Meurthe-et-Moselle, est fort bombardé. Des gravats copieux tombe des maisons perforées. Des volets qui tiennent par un brin de charnière scient les façades rompues. Aucune demeure n'est sans dégât. Les chéchias neuves distribuées aux zouaves qui y campent enluminent ce village fracassé. De la forêt en colline au-dessus des maisons oscille la bénédiction grave des arbres. Au bas de la pente, l'usine érige onze grandes cheminées. Sous l'ondulation des fumées, la vapeur issue des conduites près du sol bouge candide sur les bâtiments sombres. Ce remuement blanc et les blocs de feu frappent de couleur la masse des ateliers soumise à la suie. Le souffle d'une cornue Thomas élève une aigrette furieuse et puissante. Des ramiers descendus des cimes de la forêt franchissent les étincelles dont la ruée domine le calme de la Moselle luisante devant l'usine aux vitrages détruits. Une fille de treize ans ouvre la porte des bureaux garnie de papier huilé au lieu de verre. Les éclats de projectiles ont creusé des fossettes roses dans la brique des vieux murs charbonnés. Derrière la chaise d'une comptable deux trous jumeaux sont replâtrés dans la cloison. Ce personnel de femmes dans des locaux démolis est sans fébrilités. Le bombardement est plus connaissable par ses traces matérielles que par l'esprit de ces filles dont aucune, n'a le tic de sursauter quand une chaise tombe. Le seul signe qu'elles pensent à la bombe est qu'elles ouvrent la fenêtre de papier huilé pour regarder le temps. S'il est beau elles disent :
- On aura de la musique cette nuit.
Depuis le 27 janvier 1917, elles ont enduré les explosions des obus de 240, les bombes d'aviation de 80 millimètres de diamètre, ensuite de 150, 260 et maintenant de 305, d'une hauteur de 2 m. 70 de la fusée au haut de l'empennage.
Au bas des hauts fourneaux, les chargeuses vêtues de toile bleue pellettent le minerai et le charbon. Une étoffe abrite leurs cheveux de la poussière, sauf pour une au si beau chignon noir qu'elle ne le recouvre point et l'orne de peignes brillants. Cette équipe de femmes pousseuses de wagonnets remue en fourmilière depuis les silos jusqu'aux monte-charges des fourneaux. Le haut cylindre d'un réchauffeur et sa conduite d'air sont griffés de blanc par la lancée de gravats venus d'une bombe dont les éclats ont franchi les gueulards. L'abri du personnel des fourneaux est profond de cinq mètres. Sept hommes ont été tués à l'entrée. Le décombre des murs écroulés recouvre protecteur les madriers et les sacs de terre sous lesquels l'escalier aux marches de planche descend visqueux dans le sol. Auprès de chaque poste de travail, un souterrain est creusé dans les cours, sous les ferrailles et les matériaux écroulés par les bombes. Des murs et des toits nouveaux marquent par leur couleur fraîche dans la noirceur des vieux bâtiments les places des effondrements réparés. L'usine sanglante par ses briques et ses tuiles neuves a des cicatrices énormes dont les plus anciennes enfumées et couvertes des poussières du feu sont bientôt semblables aux maçonneries restées intactes d'avant la guerre. La forge ébranlée par les pilons, la chaudronnerie aux tôles vociférantes sous les grands outils, les laminoirs mâcheurs de fer rouge, tout est frappé de mitraille. L'atelier de tournage a reçu en plein deux obus de 240 ; son toit refait est d'un rouge allègre sur ses vieux murs noirs. 2.300 hommes travaillent dans cette usine, et 350 femmes. Une qui manœuvrait la commande hydraulique d'un poussoir aux blooms resta assise auprès de sa manette sous un bombardement par obus. Toute seule dans l'atelier, elle faisait du crochet, ayant essuyé soigneusement ses doigts de forgeronne avant de les activer sur les mailles de fil blanc. Un ingénieur, passant pour vérifier si tout le personnel était à l'abri, lui demanda si elle n'entendait pas les détonations dont le sol tremblait. Elle dit : « Ça ne tombe pas par ici, » et resta assise. C'était sa coutume et son droit de faire de la dentelle quand la machine arrêtait. A l'heure du repas, avant que le bloom ne recommence à tourner, attendant l'ouvrage de fer elle reprenait l'ouvrage de fil. Ne manœuvrant plus sa manette, elle était libre de ses mains et ainsi le bombardement lui était une occasion de faire du crochet. Enfouie dans son travail elle devenait impénétrable à la peur, mieux que si elle était abritée sous quinze mètre de terre. Elle continuait, entourée d'explosions, la besogne nécessaire à ses mains capables d'oisiveté et ainsi révélait par quelle force ces femmes sont tenaces à continuer leur ménage ou leur métier sous le risque de mort : vivre, c'est garder leurs habitudes.
A la place d'un atelier où frappait un mouton de 3.000 kilos, une bombe de fort calibre a creusé un trou embroussaillés de fers. Le mouton et son bâti, soulevés d'un seul bloc, sont retombés à cinquante mètres sur les rails de l'embranchement. C'est le seul atelier entièrement détruit par une explosion. Le hall de fonderie a été fracassé par l'artillerie de 240, puis par l'aviation. L'assise des murs et les châssis de toiture sont restés utilisables. Maçonner les brèches et redresser les fermes a suffi pour enclore le travail. La toile huilée remplaçant la vitrerie pose un toit blond sur le métier noir et feu de la coulée d'obus. Les fondeurs de 155 ne travaillant qu'en équipe de jour pour ne pas faire, par le feu du cubilot, cible de nuit aux jeteurs d'explosifs. La cloison en ciment de scorie divisant le hall est percée de trous larges. Devant ce haillon de muraille, les fondeurs soignent leur travail sévère : tassant le sable des moules où l'acier coule en soleil liquide. L'atelier des pilons a reçu en plein travail un obus de 240 dont les éclats ont mordu au rouge sang le briquetage d'une haute cheminée. L'ébranlement de tant d'explosions donne du jeu aux joints des conduites de vapeur. Des broches de bois aveuglent les trous de celles traversées. Sur les tuyauteries noires, les houppes blanches des échappements ornent l'usine blessée.
L'aviation allemande vise obstinément la station centrale des machines motrices. La détruire arrêterait tout le travail. Le côté ouest a reçu huit grosses bombes, une de 100 kilos passée à travers la volée du toit a dévié contre une poutre en saillie sur la façade et est tombée sans éclater au pied du mur. La porte d'accès à la salle, en charpente métallique tenant des tôles de 6 millimètres d'épaisseur, est tordue sur toute sa hauteur, les cornières ployées rompant les rivets d'assemblage des panneaux. Le souffle des explosions a déjà quatre fois enlevé la toiture, toujours refaite. Une force motrice de 9.950 chevaux-vapeur en action et 6.000 chevaux en montage, pose sur un sol de béton de 40 centimètres d'épaisseur, armé de fers en T de 300 millimètres. Cette plate-forme a été défoncée par une bombe tombée à pic sur une turbine à vapeur de 1.000 chevaux. Ses débris sont rassemblés auprès d'une turbine semblable, sa jumelle, maintenant protégée par une fortification de poutres et de sacs. Des chicanes de deux madriers serrant 65 centimètres de terre sont dressées dans la salle pour arrêter les éclats. Ce hall de machines a été mis en plein vent par son toit crevé. L'emmêlement des fers et des matériaux tombés de la bâtisse est vite déblayé pour continuer la rotation des turbines, des soufflantes, des moteurs à gaz de haut fourneau. Les effets du bombardement le mieux visé sont corrigés promptement. On pousse à la ferraille les machines mortes. Des induits et des pièces de mouvement font un monceau de cadavres mécaniques. Un ouvrier règle une tige de piston sur un tour dont un pied de bâti arrive à un trou qu'on n'a pas eu le temps de boucher à bloc. Le tour pose sur madriers calés au fond de l'excavation. Une bombe non éclatée a creusé à 6 mètres. La cherchant on tombe dans de l'eau des pièces de fer. Une autre frappant juste sur le vilebrequin d'un moteur en rotation a été fragmentée sans détonner par la machine victorieuse poudrée de l'explosif froid. Une nuit que des ouvriers blessés d'éclats se traînaient sanglants vers l'infirmerie, un avion allumant son phare égrenait sur la Centrale des chapelets de balles.
Les machines bien assises maintiennent leur force. Le grand coup d'air des soufflantes est puissant dans la salle fortifiée. Par son halètement régulier qui donne puissance à toute l'usine, la Centrale affirme l'entêtement du travail. Son bruit permanent et celui momentané des moteurs aériens se rencontrent.
De janvier 1917 à mars 1918, 470 obus de 240 et 2.000 bombes d'aviation, 180 en une seule nuit, sont tombés sur le village et l'usine. Les bombardeurs se guident sur le luisant des rails et de la Moselle d'où émergent les bordages de péniches coulées par leur tir. Trente morts ont déjà été relevés.
On arrête, la nuit, le travail de l'aciérie Thomas dont les flammes se voyaient depuis les lignes allemandes. La dernière cornue élève au crépuscule son éruption d'étincelles. L'air pressé à 1 kil. 800 allonge la flamme blanche qui lentement se raccourcit, moins claire quand le phosphore brûle. L'heure est proche où l'ombre sera suffisante pour l'attaque aérienne. De la cornue renversée coule un épais ruisseau de feu dans la poche sur rails. Pendant cette vidange, deux hommes ont été blessés par une bombe à six heures du soir. L'acier rouge faisait dans la nuit une cible immanquable où les fondeurs continuaient le travail. S'abriter et laisser solidifier le métal en cornue aurait invalidé deux mois l'appareil. Des ouvriers suants ont travaillé au risque de l'explosion en pleine masse d'acier liquide.
A cette fin de journée, l'équipe ôte ses bourgerons. Sous une poutre cisaillée par un obus de 240, les hommes noircis montrent leur torse plus blanc que leur visage qui plonge au bac d'eau. Dans les dernières lueurs de l'acier et l'ombre des ferrailles augmentée par le soir, apparaît la fragilité de la chair qui supporte le métier et la bombe.
La fonderie d'obus et les cornues Thomas éteintes pour la nuit, il reste en feu continu les hauts fourneaux et l'aciérie Martin où quatre bombes de 100 kilos tombées en avant du four pendant la coulé n'ont pas fait reculer les hommes. Pris entre le feu du métal et celui des explosions, ils ont continué leur besogne semblable à celle de l'artillerie en bataille. Laisser surchauffer l'acier quand l'heure est venue de couler ferait soulever la sole du four et donnerait un désastre aussi grand que par une explosion en plein dans le bain rouge. Une bombe a touché le pont roulant comme les chaînes de levage descendaient sur les lingotières la poche de métal liquide. L'équipe de quatorze hommes était vouée à la mort par l'explosif et le renversement de l'acier en feu. Déviée de l'à-pic par les poutrelles du pont la bombe n'éclata pas et se terra inerte à deux mètres de la poche où restaient 5.000 kilos de métal en fusion.
Aux alertes avant l'heure de coulée, l'équipe entre en abri, sauf les gaziers qui donnent la flamme et le fournier tenu à surveiller la cuisson de l'acier. Jean-Baptiste Gusse, fondeur de son métier et artilleur à la mobilisation, a été à la première attaque des Allemands contre le fort de Douaumont chargé de ramper vers les entonnoirs d'obus pour en reconnaître le calibre : du 380 qui creuse à 4 mètres sur 10 mètres de diamètre. Métrer des trous d'explosion en avançant sur les coudes lui était une besogne semblable à celle de cuire l'acier sous le bombardement. Par la bataille et le métier mêlés en lui il est un ouvrier de guerre pour qui le travail ne s'abandonne pas plus que la pièce d'artillerie en action. Alerté un soir avant 6 heures, Gusse a annoncé à 6 h. 20 le bain prêt. Toute l'équipe est sortie et en plein bombardement a coulé les 14 tonnes, jetant dans le ciel meurtrier la lueur d'un astre qui éclate. Les hommes entouraient le feu visé par les explosions.
La sirène de l'usine retentit quand les avions allemands sont signalés passant les lignes. Il reste de cinq à dix minutes pour se garer. Les hommes des hauts fourneaux ralentissent le feu et ferment les conduites à gaz, sauf celles alimentant les moteurs de la Centrale. Au bombardement où un projectile a touché les câbles électriques, la soufflerie a été coupée net. Le vent n'arrivait plus aux hauts fourneaux qu'il a fallu couler sous l'attaque, fonte et laitier ensemble, précipitant sur le plan incliné un fleuve de feu dont la lueur , visible depuis les tranchées allemandes, atteignait les bombardiers aériens.
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*...*
Les équipes de jour montent la pente qui va de l'usine au village. Dans les habitations aux huisseries arrachées les gens entrent pour manger, puis vont dormir dans les galeries de la mine de fer taillée horizontalement sous la colline. Des maisons au bord de la forêt sont détruites, le toit à terre. L'enfoncement de l'explosion a creusé le sol de la cave. Un jardin d'ouvrier où restent des choux aux feuilles serrées sur leur trique verte est défoncé sur 13 mètres de diamètre et 5 m. 50 de profondeur. De la pente piochée de trous de bombes un ballon jaune surgit ; d'autres sont à terre, gonflés en potirons géants. Lâchés pour tendre du sol au plus haut possible dans l'espace des câbles à piéger les avions, ils gardent l'usine attaquée.
Un chêne déraciné est couché sous le balancement des branches d'un autre frappé d'un éclat en plein tronc et qui incline sa cime noire oscillante sur la cassure inachevée. Dans l'ombre de la forêt blessée les entailles du bois chicanant l'entrée de la mine courbent en S le chemin d'entrée. Cette fortification empêche les éclats de bombe d'enfiler la galerie qui au bout de 200 mètres fait un à-gauche en impasse, où 25 lits se touchent. Le clair de lanterne tombe sur le sourire d'un Marocain assis au bord de la caverne. Un homme couché dans le dernier lit n'est pas sorti depuis trois semaines. Il vit dans la nuit complète pour économiser la bougie. Des yeux d'enfants craintifs s'élargissent à la lumière. Une femme dit qu'elle avait au grenier de sa maison 50 soldats et en bas un employé de chemin de fer. Une bombe a mis le rez-de-chaussée dans la cave. Les 50 soldats, sans une blessure, sont restés soutenus par le plancher en porte-à-faux. Descendus, ils ont cherché l'employé de la compagnie de l'Est dans les gravats et pensaient ne le retirer qu'en morceaux quand ils ont su qu'il était parti goûter la mirabelle distillée par un paysan.
Contre les chandelles de soutènement ajoutées sous la voûte depuis que les ouvriers s'y abritent, des ménages ont cloué une plinthe de sapin blanc et fait chambre close tapissée de papier. ..Par places, dure le tintement clair des gouttes d'eau tombant de la roche. Nul ne loge aux endroits humides où les traverses sous les rails sont noyées. Plus loin, en galerie saine, les chambres recommencent. Deux paillasses sont à terre, campement de deux derniers arrivés seulement munis pour dormir d'un peu de matière qui les sépare du sol. Une odeur de défécations commence. Au delà sont de longues galeries où les habitants souterrains avancent la nuit pour leurs nécessités.
Les rails sortent de la mine en haut d'un plan incliné où les bennes descendent par traction funiculaire. De cette élévation dégagée d'arbres, l'usine entière est visible, marquée de feux et de vapeurs blanches. Avant de se mettre sous terre pour la nuit, les abrités viennent ici s'asseoir au plein air. La nouvelle aciérie, construite malgré les bombes, ferme de sa haute muraille grise le décor des bâtiments. Au loin commencent les lumières du triage de Champigneulles. Les flammes intermittentes des gueulards de hauts fourneaux cognent au ciel des clartés brusques. La forêt souffle dans la nuit jeune des parfums aimables. Vues à travers les branches noires, les étoiles y semblent accrochées en fruits de lumière. Une grande douceur tombe de la colline sur l'usine enflammée dont la sirène brusquement retentit. Deux coups de canon rapprochés assomment le silence. L'alerte. Les gens qui viennent d'être heureux dans le calme momentané entrent à la mine.
Les chargeurs des hauts fourneaux qui n'ont qu'à laisser tomber la pelle ou lâcher le wagonnet sont les premiers à l'abri dans l'usine où l'ombre remue par les équipes qui courent vers les souterrains. Au bas des fourneaux, des hommes frappent pour retirer les tuyères en cuivre et éviter qu'elles soient brûlées si l'eau et la vapeur arrêtent. Une avarie donnerait douze heures de chômage. Le porte-vent démonté, les ouvriers rapides tirent au crochet sur les tuyères de 200 kilos et cadencent à cri leur travail à finir avant la chute de la première bombe. Les deux derniers chargeurs qui descendent du gueulard ont entendu les moteurs aériens. Ils courent. L'artillerie frappe fortement. Un projecteur, sur l'autre rive de la Moselle, élève une lance blanche qui pique la nuit jusqu'aux étoiles. Les éclatements d'obus éclairent en astres brusques vivant le temps d'un regard. Sous cette belle nuit pailletée d'explosions, une flamme surgit de la forêt touchée par la première bombe. L'usine patiente attend les coups. Des pains de crasse encore rougeoyants émettent le seul feu visible à terre. Le dessin des maisons du village est net sur la nuit pleine de flammes. L'arête des toits finit le plan d'ombre repoussé par les bonds de clarté que les coups de canon précipitent dans la nuit. Une obstinée mitrailleuse tape ses balles en cadence rapide. Dans une accalmie la douceur de la nuit s'impose. Le canon n'est qu'un jet bref contre le calme énorme qui se referme. Depuis les étoiles, trois mille lieues de silence s'appuient sur la terre. L'heure sonne au village. Le tintement de la cloche dure et s'affine, soudain rejoint par une détonation qui broie le fin bruit sous sa morsure de feu. De nouveau l'artillerie frappe. Aux hauts fourneaux, les hommes des pompes, attentifs dans leurs abris près des manettes, écoutent à travers les explosions comment va le travail. Un fondeur passe sur la plate-forme du four Martin. Les feux prisonniers des briques incandescentes continuent réguliers. Au-dessus des ouvriers enterrés, les détonations augmentent. Après deux coups dont le sol remue, le crépitement des débris donne la certitude que les bâtiments sont touchés. Les détonations d'artillerie s'éloignent, suivant le vol de retour des avions. Le projecteur abaisse sa lance de feu. Sur la plate-forme du four Martin le fournier lève la porte. Le bain d'acier rouge lui jette à la face sa lueur de soleil. L'homme marche sur des débris de maçonnerie et de fer. Un nuage blanc indique la place où la conduite de vapeur de l'aciérie Thomas vient d'être crevée. A l'entrée de l'abri des hauts fourneaux, le chef d'équipe commande : « A la coulée ! » Si les avions reviennent ce ne sera pas avant une demi-heure. Il est temps de percer. Le moule des gueuses est intact dans le sable du lit de fusion. Au deuxième coup de pique, la fonte coule en ruisseau lent dont la première vague se durcit sur le sol froid. Une autre vivement la dépasse et le feu ordonné s'étend dans la canalisation des gueuses. L'usine frappée émet sa plus grande clarté.
Les lampes rallumées montrent l'écroulement du mur. Entre les lattes du toit détruit les étoiles s'encadrent. Franchissant les débris, des équipes retournent à leur poste, marchant sur les tôles ondulées qui fermaient le bâtiment des convertisseurs où plus une tuile ne reste. Une bombe a touché l'angle de la salle de compression d'air. Dans la batterie des quatre petites pompes une est détruite. Quand par-dessus la forêt grave l'aurore commence, le dégât total apparaît. La soufflante sans avarie dans cet effondrement peut encore pousser hors des cornues les averses d'étincelles. Deux ouvriers, craignant l'eczéma aux mains, ne touchent que du pied les débris d'une bombe où reste une matière jaune, venimeuse. Tirant hors d'un projectile non éclaté l'explosif blond à forte odeur d'ammoniaque, un homme dit : «C'est du bon engrais pour les jardins.»
Les équipes sorties de la mine descendent au travail. Un Kabyle salue le grand dégât : «Y'a eu Boche». De toutes les détonations les abrités sous terre n'en ont entendu qu'une : la bombe en forêt. Au bas des hauts fourneaux recommence le remuement des chargeuses vêtues de bleu. Sur les charpentes de toitures, des hommes équilibrés aux places solides remettent les tuiles. Deux activités sont parallèles : continuer le métier, réparer le bombardement. Des monteurs enlèvent au palan les pièces brisées dans la salle de compression. Le travail catastrophique et le travail régulier ont une même allure. Corriger constamment des dégâts énormes est devenu normal. Cette usine mitraillée se refait chaque jour en outillage et en maçonnerie. Les bâtiments aujourd'hui squelettiques, détoiturés, réduits à leur armature de fer, seront clos dans les huit jours.
Qui s'éteindra le premier ? Le haut fourneau ou le bombardement. A chaque flamme échappée du gueulard s'affirme la seule heureuse victoire de l'homme : le travail. La bombe choquant la terre y précipite le feu bref et le malheur momentané ; le feu du travail dure franchissant le temps de la guerre, éternel dans l'humanité qu'il sauve.
Source : Gallica.bnf.fr