Création : 14 octobre 2019

 

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Le texte de ce conte est un récit d'Eugène Colvis, paru dans L'Est Illustré du dimanche 28 décembre 1930.
Bibliothèque Municipale Stanislas de Nancy

 

 

...Promeneur, s'il t'arrive de porter tes pas sur la digue du canal qui s’étend entre l'écluse de Clévent et la Moselle, et qu'ombragent plusieurs rangées d'ormes bientôt centenaires, arrête-toi à l'endroit un peu sauvage où la Meurthe, sœur rivale de la Moselle, semble, foncer sur cette digue, pour la longer aussitôt, en glissant contre sa base.
...Si tu as choisi pour ta promenade l'heure où le soleil, sur la fin de sa course, finit dans le lointain, et l'époque de l'année où les fraîcheurs des nuits commencent à mettre de l'or sur les feuilles des grands peupliers qui bordent l'autre rive, prête une oreille attentive à la rumeur confuse qui s'élève des remous du tournant de la rivière.

...Que dit cette rumeur ?
...Fais ce que j’ai fait moi-même, et tu l'apprendras.

...Commence par t'assurer de la solitude des lieux afin de chasser de ton esprit toute idée de mystification, puis descends à travers les buissons, en bas de la digue ; là, tu prendras à deux mains la branche solide d'un saule dont les racines trempent dans la rivière. En t'arc-boutant à cette branche ; penche-toi au-dessus des eaux : la teinte sinistre que leur donne le crépuscule, et la voix plaintive qui s'élève du fond de la rivière et que t'apporte le tourbillon, te feront peut-être connaître le frisson de l’effroi ; mais raffermis ton courage, écoute, et tu entendras cette supplication :

...« Norbert ! miséricorde »

...Tes cheveux, se dresseront peut-être sur la tête et une sueur froide te coulera sur le front.
...Ne te livre pas au délire de l'épouvante : raidis-toi sur la branche qui te supporte, remonte la berge de la digue, et, à ton retour à la maison, garde pour toi le secret que tu viens de surprendre, car ton entourage ne manquerait de dire que tu as cessé d'être un homme raisonnable, malgré le témoignage que je t'apporterais.
...... De ces voix mystérieuses, que font entendre en cet endroit les eaux de la Meurthe, voici ce que j'appris dans une de ces vieilles familles de la localité, comme on en rencontre dans tous les villages, où la tradition se transmet de bouche en bouche, et au foyer de laquelle je me suis assis un soir d’hiver, alors que, la grand mère disait à ses petits-enfants rangés autour d'elle :

...Il y a un bien grand longtemps de cela, le seigneur de Frouard qu'on appelait Enguerrand de Malmont, avait eu, en garde son neveu, fils d'un frère qui le lui avait confié quand, il partit dans les Flandres, pour y faire la guerre, servant dans les armées du roi de France. Au pays lointain, le sort lui fût contraire, il trouva la mort, en combattant pour son prince.
...La mère étant morte quelques années auparavant, si l'enfant n'eût été là, Enguerrand héritait sans partage de la seigneurie de Frouard, avec ses grands bois et ses verdoyantes prairies qu’arrosent deux belles rivières.

...« .... Et ce soir d’automne, nul œil humain ne vit le crime d'Enguerrand, lorsque dans la Meurthe, il noya son neveu Norbert ; c'est ainsi qu'il s'appelait.
...« .... Nulle oreille Humaine que la sienne n'entendit le cri de mort de l’enfant.
...« Dès lors, d’Enguerrand fut l'unique possesseur du fief de Frouard, mais dès lors : aussi ses regards furent sans cesse tournés vers la Meurthe qui lui prenait en même temps toutes ses pensées.
...« Dans chaque souffle du vent qui ridait la surface de l'eau, il croyait entendre le dernier cri de sa victime. ...« .... Il est minuit, tout dort depuis longtemps dans le château silencieux enveloppé d'une ombre épaisse ; cependant le sommeil n’a pas encore fermé les yeux du meurtrier et, quand ils se fermeront, le spectre pâle de l'enfant lui apparaîtra.
...Il est minuit, le château est endormi : près du lit du seigneur passe le spectre de son frère, triste et pâle comme le jour naissant :
...« — Qu’as-tu fait de mon fils, lui demande cette ombre. Comment as-tu tenu la promesse que tu m'avais faite de veiller sur mon enfant avec la tendresse d’un père ? Je t'apporte la récompense de ton parjure ! »
...« Enguerrand se réveille en sursaut, poussant un grand cri.
...« Et chacune des nuits qui passent ressemble à cette nuit.
...« Les mois s’écoulent, et il va revenir le jour anniversaire dont le souvenir seul : glace de terreur tout le sang du seigneur de Frouard, qui cependant espère trouver un apaisement à sa conscience en passant cette journée en prières devant les reliques de saint Gauzelin qui fut inhumé dans l'église des dames chanoinesses de Bouxières-aux-Dames.
...« Ce fut une journée affreuse : de véritables torrents descendirent du ciel au milieu des mugissements de la tempête, et quand à la fin du jour, Enguerrand voulut reprendre le chemin de son castel, les eaux tumultueuses de la rivière recouvraient la vaste plaine et lui barraient la route.
...« Les dames chanoinesses qui connaissaient le crime d’Enguerrand de Malmont, comme chacun d’ailleurs le connaissait à plusieurs lieues à la ronde, arguèrent de la règle de leur ordre pour lui refuser l’hospitalité.
...« Le seigneur de Frouard s’en fut donc au château de Clévent, non loin de là, où il espérait trouver un passeur qui consentît à lui faire passer l’eau malgré le danger de la traversée : office qu'on ne pouvait refuser à un puissant voisin dont la vengeance était à craindre.

...« Mais au milieu de cette rivière en colère, transformée en un fleuve large et rapide, le passeur cessa d’être le maître de sa barque que le courant emporta vers le lieu du crime commis par le passager.
...« N’entendez-vous pas un appel d'enfant ? demanda le batelier au seigneur.
...« Celui-ci en proie au frisson de la terreur ne put que répondre.
...« A ce moment un rayon de lune filtra entre les nuages qui fuyaient sous le vent.
...« Ne voyez-vous pas cette main d'enfant qui émerge de l’eau ? demanda encore le passeur, en l'indiquant de sa rame.
...« Enguerrand étendit la main vers la main d’enfant qu’on lui montrait et qui maintenant flottait non loin de la barque.
...« Mais, dès qu'il eut saisi cette petite main, celle-ici serra avec tant de force la sienne, qu’ il la crut serrée dans un étau...
...« O terreur ! En même temps, l'homme sentit que cette main de fer, de l'étreinte de laquelle il ne pouvait se défaire, l’attirait lentement, mais sûrement, dans le tourbillon de la 'rivière vengeresse.
...« Cette main qu'il venait de reconnaître était lourde comme un rocher.
...« Se sentant perdu, Enguerrand jeta un grand cri :
...« Norbert ! Miséricorde ! »
...« Et, entraîné par la petite main de l’enfant, il roula au fond du gouffre, dont les eaux mugissantes se refermèrent sur lui.
...« Retenu au fond de l’abîme par sa victime, Enguerrand restera là jusque la consommation des siècles... »

...Et la grand-mère ajouta :

...« Voilà pourquoi, au jour anniversaire de la mort de cet enfant, qui est aussi celui de la mort de son meurtrier, jour qui revient quand jaunissent les feuilles des arbres, les tourbillons grondants de la Meurthe, font entendre au tournant que fait cette rivière sous le château de Clévent, une rumeur qui semble être à la fois un appel à la pitié et une demande de pardon :
...« Norbert ! Miséricorde ! »
...« Le passeur, en proie à l’épouvante, ramena sa barque à son point d’attache : seul témoin de cette scène d’horreur, c’est lui qui fit connaître la mort tragique d’Enguerrand de Malmont, seigneur de Frouard. »

...La grand-mère se tut.

...Et les petits enfants, qui n'avaient pas perdu une seule de ses paroles, avaient le cœur bien gros en écoutant cette histoire; et ils plaignaient le triste sort de Norbert, un enfant guère plus âgé qu’eux-mêmes, qui, n’ayant plus ses parents pour le défendre, fut jeté à la rivière par un oncle cruel, pour s'emparer de ses biens.
...Et ces petits enfants serraient les uns contre les autres dans un mouvement de mutuelle protection.