Création : 15 octobre 2019
Le texte de ce conte est un récit d'Eugène Colvis, paru dans L'Est Illustré du dimanche 2 juin 1929.
Bibliothèque Municipale Stanislas de Nancy
...Je me souviens que, lorsque j’étais enfant — à l'âge où l’on apprend à lire — j’avais hâte, avant l’entrée en classe, de me rendre au cimetière alors situé en face de notre vieille école de Frouard dont il était séparé par la rue de l’Église ; et là, en manière d’exercices de lecture, je déchiffrais les épitaphes des tombeaux.
...L’une de celles-ci, en partie rongée par les intempéries et les mousses, tourmentait mon imagination.
...Sa destruction partielle, en provoquant dans le texte des lacunes qui mettaient : en défaut ma modeste science, me la rendait pleine de mystère. Les quelques expressions restées intelligibles à mon cerveau d’enfant, éveillaient en moi une irrésistible curiosité.
...Pendant la classe qui suivait mes visites à cette tombe, il m’arriva souvent de conserver dans les yeux l’image de son inscription qui se gravait peu à peu en traits saillants dans ma mémoire où elle est restée jusqu’à ce jour.
CI-GIT ,
... jeune ...h........oble......naiss......qui
n.......amai.......onnu..........mère..........c'e..
..ins.......il.....ait......onter.....no
....airem......s........échafaud.
1793
...Deux mots surtout, par un contraste qui me semblait impossible, faisaient un choc dans mes sentiments : mère, échafaud.
...Depuis cette époque lointaine, le cimetière a été désaffecté, la pierre tombale a disparu emportant avec elle son inscription restée pour moi mystérieuse jusque dans ces derniers temps.
... La révélation d’un secret — enseveli sous les ruines du Manoir de Frouard par un ami, de qui il était à la connaissance et dont la famille fut autrefois attachée au service de la noblesse du pays, me donna l’explication de l’énigmatique épitaphe.
...Voici ce que me raconta cet ami :...« Vers le milieu du XVIIe siècle, le manoir de Frouard éleva dans la vallée de la Moselle, ses orgueilleux pignons édifiés avec les matériaux de démolitions du château féodal, qu’un ordre du Grand Cardinal avait fait raser en 1633.
...Il était écrit dans le livre des destins que les pierres de ce nouveau château, après avoir déjà subi différentes tribulation, devaient plus tard en subir une nouvelle : deux siècles ne s’étaient pas écoulés que sa démolition, motivée par la création de la ligne de chemin de fer de Paris à Strasbourg, était un fait accompli.
...Quelques pans de murs en ruines « Entre les deux voies » viennent en témoignage de l’existence de cette ancienne demeure seigneuriale.
...Plusieurs de ses ferronneries argentées trouvèrent un remploi dans l'ancienne maison des gardes chasse du parc Lattier.
...Le seigneur de ce fief était, avant la Révolution, le baron d’Herbévaux de Reybois, dont la fille unique Denise, alors âgée de 16 ans, était la seule joie de la baronne, qu'un drame intime de famille et enveloppé d’ombre, devait bientôt conduire au tombeau....A l’époque évoquée par notre récit, Frouard possédait un hôpital dont le bâtiment s’élève encore au fond d’une cour où l’on accède par l’ancienne rue du Faujot.
...Le rôle d’infirmière y était rempli par une dame du nom de Garois qui remplissait en même temps les fonctions de sage-femme, et dont le mari était l’apothicaire du lieu ; l’officine de ce dernier était installée dans la maison qui encore fait angle de la rue que nous venons de rappeler et de la grande place du village....... A la fin du mois de janvier 1772, à la tombée d’une nuit épaisse comme celle d’ un caveau, une voiture armoriée s’arrêtait devant la demeure du pharmacien.
...Discrètement deux personnages inconnus dans la localité en descendaient, et rapidement franchissaient le seuil de cette maison.
...Leur mise distinguée, leur langage autoritaire, mais sans arrogance, l'épée qu’ils portaient au côté, tout en eux disait la noblesse. « Madame, dit à la sage-femme, l’un des étrangers, à quatre lieues d’ici, une jeune femme sur le point d’être mère, réclame vos soins. Pour remplir cette mission, nous vous demandons de vouloir bien nous accompagner ; mais pour des raisons d’absolue discrétion, auxquelles vous vous rendez d’avance, le nom et le lieu de naissance de l’enfant doivent rester ignorés ; aussi souffrez que pour accomplir ce voyage nous vous passions un masque sur les yeux. Nous sommes gens de qualité, ajouta-t-il, et ce titre est un sûr garant pour votre sauvegarde. »
...... En ce siècle de passive obéissance envers tout ce qui était noblesse, une pensée de protestation ne pouvait même pas effleurer l’esprit de Mme Garois.
...Masquée, celle-ci montait aussitôt en voiture.
...Devant elle prenait place celui des inconnus qui avait pris la parole, pendant que l’autre montait sur le siège du conducteur.
...L'attelage s’enfonça dans les ténèbres et partit bon train. Le croissant de la lune, comme un œil entr’ouvert, jetait par une fente étroite et mobile des nuages, un regard fugitif sur les crimes des hommes que la nuit complice favorisait...
...Depuis longtemps déjà la voiture roulait, et la sage-femme que son masque enveloppait d’une obscurité complète, s'inquiétait de la route probable suivie, lorsqu’elle entendit la rumeur grondante des eaux s'engouffrant sous un pont : rumeur faite peut-être d’histoires terribles d’enfants jetés dans la rivière par leur mère ou celles de jeunes filles s’y précipitant pour échapper à la honte ! N’aimer qu’une fois et mourir, disaient parfois les vaguelettes, entre elles, pauvres jeunes filles !...
...Quelle rivière traversait en ce moment l'équipage ? L’audition de sons argentins donnèrent satisfaction à la curiosité excitée de Mme Garois : les neuf coups d'une horloge paroissiale, égrenés dans la campagne lui révélèrent en effet qu’elle franchissait la Meurthe sur l’antique pont de Bouxières-aux-Dames.
...... Ceux qui, en grand secret, avaient organisé cette expédition nocturne, n’avaient pas compté sur l’indiscrétion des horloges d’église dont les sonorités particulières viennent renseigner le voyageur perdu dans la nuit sombre.
...La voyageuse avait assez de perspicacité pour se rendre compte que la durée du trajet qu'elle venait de parcourir n'était pas en rapport avec la faible distance qui la séparait de son point de départ : l’équipage revenait donc sur ses pas, et cette longue course était une feinte dont la raison était trop facile à saisir.
...Les précautions prises pour entourer de mystère cette naissance, firent naître dans son esprit l’hypothèse que la future mère, sûrement de bonne noblesse, ne lui était pas inconnue.
...Dans l’agitation de ses sentiments une troublante éventualité se leva ; le voyage de Mlle Denise d'Herbevaux de Reybois, sur les côtes de Bretagne, invoqué pour expliquer son absence parmi les siens et aux offices de la grand’messe, ne serait-il pas une chimérique villégiature ? Et l’opprobre sur la famille ne serait-il pas évité par une claustration volontaire de la jeune fille dans une chambre du château ?
...N’y avait-il pas aussi des relations de cause à effet, dans l'embastillement, vers le temps de la Fête-Dieu, du beau page de la baronne, dont la fatuité avait eu facilement raison de l'ignorance de cette gente demoiselle, et qui maintenant cautionnait son silence par un emprisonnement perpétuel ?
...Mme Garois en était là de ses déductions quand la voiture s'arrêta....Introduite immédiatement dans une chambre, dont la porte se referma derrière elle sans concours apparent, elle était démasquée dans un geste si rapide qu'elle ne put se l'expliquer. Quatre flambeaux allumés jetaient une lueur crue sur les draperies flottantes qui dissimulaient les murs.
...Au milieu de la pièce un lit, et une patiente au visage invisible qui attendait : l'attente ne fut pas longue...
...Cette chambre qu'on eût pris pour une chapelle sépulcrale, continuait le mystère et mettait en échec la pénétration de la sage-femme.
...La somme de présomption qu’elle possédait ne pouvait faire la preuve définitive que l'enfant qui venait de naître à la vie, fût le fils de Mlle Denise. Pour en avoir une certitude irréfutable, Mme Garois imagina un stratagème qu'un cerveau féminin peut seul concevoir : faire avec une imperceptible gouttelette de sang restée entre ses doigts, une empreinte digitale sur la porte de sortie...
...La garde de l’enfant lui fut sur-le-champ confiée ; pratique consacrée par les mœurs du temps dans ces sortes de naissances clandestines. L’offre séduisante qui lui fut faite n’autorisait pas un refus de sa part....Masquée de nouveau, elle fut reconduite à la voiture dont l'attelage avait été changé. Mais en franchissant le seuil de la maison, sa main, à tâtons d’aveugle et comme par hasard, atteignit la porte. Un minuscule filet de sang marqua une tache, perceptible seulement pour un regard averti : l'empreinte dénonciatrice était faite...
...Le soleil n’était pas encore levé quand Mme Garois fut de retour à son foyer.
Dans la matinée même, l'enfant, en grande simplicité, recevait le baptême. La religion lui donna un nom : Jacques Garois, le seul qu'il dût connaître ; mais il ignorerait toujours celui qu'il tenait de sa naissance.
...... La charité inépuisable de la baronne et la nécessité d'une layette pour cet enfant, dont la venue inattendue prenait au dépourvu la famille qui l'adoptait, ne motivaient-elles pas, pour Mme Garois, une visite de sollicitation au manoir ?
...En invoquant des raisons, qui ne sont que des prétextes, la femme par sa ruse, mettra toujours en défaut les calculs les mieux établis de l'humanité.
manoir du baron d’Herbevaux de Reybois
Tableau de Claude Jacquard (1686-1736) - Musée Lorrain de Nancy
Photographie : Jean-Luc GOURET
...Lorsqu'elle franchit le seuil de la demeure seigneuriale, étrangère à tout ce qui l'entourait, la sage-femme fixa obstinément la porte vers l'endroit où ses conjectures situaient approximativement l'empreinte de ses doigts ; la tache rouge révélatrice lui apparut... Une lueur de curiosité satisfaite passa dans ses yeux.
...Cet enfant avait maintenant une mère, et cette mère était Denise d'Herbevaux de Reybois !
...Le poids du secret de cette naissance, lourd à porter par une femme, trouva un allègement dans la confiance mutuelle des deux époux ; mais l'ombre du gibet dressé à « La Justice », au carrefour du chemin des Grèves ; était un remède infaillible contre toute confidence en dehors du cercle étroit de la famille, et lorsque le souvenir de Mlle Denise était évoqué au foyer, le gros loquet de la porte avait été poussé auparavant....Deux ans après ce drame intime, Denise par un mariage sans amour, mais par soumission à l'autorité paternelle, devenait la comtesse de Valtriche.
...Quant à la baronne, sa mère, dont la sensibilité ne pouvait s'harmoniser aux événements qu’elle subissait, ni aux contraintes des sentiments de sa fille, atteinte d'une maladie de langueur, elle déclinait chaque Jour. Comme une fleur délicate cultivée en serre chaude, elle s'étiolait au grand air de la vie à une époque de mœurs dissolues, et dont l’ambiance, estimait-elle, avait atteint sa maison. Quelques mois après le mariage de Denise, la baronne n'était plus ; elle avait quitté ce monde sans heurt et sans souffrance....... Jacques passa son enfance au village, mais après sa première communion, il fut envoyé dans un collège royal du diocèse de Metz où le prix de la pension était acquitté par des mains inconnues.
...Ses maîtres ne tardèrent pas à le distinguer parmi toute la classe pour ses brillantes qualités d'esprit : intelligence vive et vaste mémoire.
...Tous les ans, pendant les grandes vacances, Jacques revenait chez ses parents d’adoption, retrouvant en eux, pensait-il, son père et sa mère. Il renouait alors ses relations d'amitié avec ses camarades d’autrefois. Un de ceux-ci, à l’âme sournoise, lui apprit perfidement, vers sa dix-huitième année, ce que le vipérin caquet du village avait appris à lui-même, qu'il n’était pas le fils des époux Garois...
...Cette amère révélation, dès ce jour, le tortura et produisit dans ses sentiments une déchéance profonde.
...Devant lui se creusa un trou noir où vint s’engloutir tout son heureux passé. Les affectueuses caresses, les tendres soins, les nombreux baisers qu'il avait reçus d’une femme, n'étaient pas ceux d'une mère !
...Cette pensée, comme une morsure, lui rongeait le cœur. Son caractère peu à peu s’altéra ; Jacques, devenu taciturne, perdit le goût de l’étude. Cette dépression morale, dont ils ne s'expliquaient pas la raison, ne fut pas sans être remarquée de ses maîtres.
...Une douloureuse interrogation, comme une idée fixe, le torturait et hantait son cerveau : enfant du crime, ou enfant du consentement ?
...Ce n’était pas la torture du remords, c'était celle de la honte, car dans l'une ou l'autre éventualité, il était l'enfant du déshonneur, l'enfant qu’une mère renie pour éviter la honte de la famille.
...En lui imputant cette cause de déshonneur, qui le faisait rejeter du sein d'une société pharisienne, on avait fait naître et grandir dans son cœur ulcéré, contre cette société menteuse, une haine qui, un jour, deviendra implacable.
...Aussi est-ce avec un enthousiasme farouche qu'il embrassa les idées nouvelles qu’apportait avec elle la Révolution.
...C’est vers cette époque que le baron d’Herbevaux de Reybois, au cours d'une partie de chasse, trouva une mort restée inexpliquée. Son corps fut relevé par son grand veneur, dans la mare de la Vieille-Fontaine, au pied du Malmont. Son domaine seigneurial passait entre les mains de sa fille Denise, dont l'union avec le comte de Valtriche était restée stérile.
...Les événements provoqués par la Révolution allaient se précipiter.
...La fermeture des collèges royaux rendit à la liberté Jacques Garois, maintenant jeune homme. Il fréquenta les clubs et s'y fit applaudir par une éloquence naturelle qu'il mettait au service de ses doctrines hardies. Cette propagande de ses convictions attira sur lui l'attention des comités révolutionnaires qui lui confièrent la mission de faire procéder à l’arrestation des familles dont quelques-uns de leurs membres avaient émigré.
...Le rôle joué dans la grande tragédie révolutionnaire par son fils d’adoption ; qu'elle chérissait comme le sien propre, remplissait de tristesse et de peur vague, le cœur de Mme Garois dont les sentiments restaient fidèles à l’ancien état de choses.
...Ses pressentiments n'étaient que trop justifiés...
...A la fin d'un après-midi de mai, elle aperçut de la fenêtre de l'officine de son mari, débouchant sur la place publique et armée de faux, de piques, de fourches, chantant le Ça ira, une multitude faisant cortège à une voiture sur laquelle elle put distinguer, assise sur une botte de paille, la comtesse Denise de Valtriche, dont le mari, disait-on, servait dans l’armée des princes.
...Et monté sur un cheval de race appartenant au comte, caracolait près de la voiture... Jacques Garois.
...Le fils avait arrêté la mère. Il la faisait conduire sous escorte hurlante à la prison creusée en pleine roche, dans la rue du Faujot où elle existe encore, avec son escalier en spirale que l'on dirait vouloir s'enfoncer dans le sol....... Je l'ai descendu, cet escalier et j’ai visité, ce tombeau pour les vivants : lieu de souffrance recevant le jour par une fenêtre étroite comme une meurtrière et barrée d'un croisillon de fer, mesure de précaution inutile pour le captif, mais oppressant sa pensée. Je me suis accoudé, à cette meurtrière où Denise et d'autres prisonniers avant elle, s'étaient accoudés et avaient pleuré en regardant un morceau bleu du ciel.
...L'épaisseur des murs que me révéla cette fenêtre, me porta à croire, en m’enveloppant de silence, que j'étais retranché de l'humanité.
...Un rapide regard jeté derrière moi me rassura, la porte était restée ouverte. Alors je bénis la mémoire de ceux qui avaient enlevé aux despotes de tous les temps, la liberté de nous ravir la liberté....... Le spectacle donné par le cortège passant devant elle, eut raison de la santé défaillante de la sage-femme.
...Se sentant mal, elle se fit porter sur son lit. Quand elle reprit ses sens, grâce aux soins éclairés de son mari, la nuit qui était venue, avait dispersé la foule.
...Se rendant compte que ses instants étaient comptés, Mme Garois fit mander celui qu'elle n'avait jamais cessé d'appeler son enfant.
...« Jacques, tu le sais, lui dit-elle, d’une voix qui allait s’affaiblissant, je ne suis pas ta mère, mais je t'ai aimé, comme un fils. J'ai gardé le secret de ta naissance pour ne pas être parjure à la parole donnée ; néanmoins à l'instant de comparaître devant la justice de Dieu, il est de mon devoir de répondre aux inspirations de mon cœur en te révélant ta véritable famille. Ce n'est pas quand la mort rôde si près de vous que l'on ment... Je me sans défaillir... approche-toi de moi afin que tu puisses recueillir ma suprême parole.
...Une oppression l'arrêta, puis dans un dernier souffle, elle ajouta :
...Jacques.... ta mère... c'est la comtesse Denise de Valtriche de... »
...Elle ne put achever, sa tête retomba sur l'oreiller.
...Mme Garois était morte, déchargée du poids de son secret.
...Foudroyé par cette révélation, Jacques s'écroula devant le lit de la morte.
...Dans le tumulte des sentiments qui à cette heure l’assaillaient, une voix s’élevait : « Cette femme aux traits pleins de bonté et de charme et dont toute la personne respirait une grâce si naturelle que, lorsque tu l'approchas pour t’en saisir, ton amertume pour la société à laquelle elle appartenait, tomba ; cette femme, ajoutait la voix, qui d'elle-même tendait les mains pour les faire enchaîner et qui n’eut aucun mouvement de révolte contre son arrestation..., c’est ta mère !... »
...Dans le désarroi de ses pensées, dans le délire de la douleur, Jacques se releva brusquement et s'élança hors de la chambre où reposait la morte. Dans la nuit, il s'enfuit à travers la campagne, poursuivi par la même voix qui maintenant lui criait : « tu as tué ta mère ! »
...Parfois devant ses yeux épouvantés une image se profilait dans la lueur lointaine d'une aurore naissante : deux montants parallèles supportant un glaive triangulaire, et une femme avec une sereine tranquillité dont elle semblait être parée, gravissant les marches de l'escalier de cette hideuse machine...
...La voix s’était tue, mais Jacques dans les ténèbres redisait : « J’ai tué ma mère ! » Pour la sauver, pense-t-il, je vais tenter l'impossible. Dans, cet espoir il revient au village.
...L’aube était levée quand il débusqua du sentier des Hauts-Jardins, qui aboutit à la grande rue de la Porte, dénommée aujourd’hui avenue de l’Hôtel-de-Ville.
...Il était trop tard ; le convoi encadré de sa foule habituelle et de ses hommes d'armes, conduisant Denise devant le tribunal révolutionnaire du chef-lieu, arrivait vers lui.
...En quelques pas rapides, il franchissait l’espace qui le séparait de la voiture, et dans un geste de supplication, levant les bras au ciel ;
...« Mère, pardon ! » cria-t-il:
...Et tournoyant sur lui-même, il roula sur la chaussée. La déclivité de la route à cet endroit et l'élan de l'attelage rendirent inévitable l'accident ; les roues de la sinistre charrette lui enfoncèrent la poitrine.
...Un cri d'horreur s’échappa de toutes les bouches...
...Dans la confusion provoquée par cet événement tragique, Denise qui, avec l'intuition de son cœur de mère, avait entendu dans cette suprême prière, une suprême révélation, descendit de voiture, et s'agenouillant sur le sol devant Jacques Garois expirant, lui releva la tête avec une tendresse maternelle.
...— Qui t'a fait connaître que tu étais mon fils ? lui demanda-t-elle avec anxiété.
...— L’autre mère... hier soir... avant de mourir..., dit-il faiblement, dans un dernier râle.
...« O mon fils, disait Denise en le serrant maintenant dans ses bras, pardonnons-nous l'un à l'autre de ne nous être jamais connus : tel avait été le dessein secret de la Providence ! »
...Et elle pressait ses lèvres sur le front déjà froid de son fils qui rendit le dernier soupir en recevant le premier baiser de sa mère.
...Les soldats de l'escorte, ces farouches soldats de guerre civile, étaient redevenus des hommes ; ils laissaient faire, ne comprenant pas. Quelques-uns même pleuraient.
...Il fallut néanmoins mettre fin à cette scène douloureuse. Alors la comtesse confia le corps de son fils à cette foule qui hier demandait la mort de la femme, et qui aujourd'hui criait pitié pour la mère !
...Le destin faisait se retrouver devant la mort le fils et la mère, et cette tragique rencontre avait fait passer un courant intense d'émotion dans les cœurs de cette multitude chez laquelle s'étaient évanouis les préventions envers la comtesse de Valtriche.
...Au cours de la même journée, Denise comparaissait devant le tribunal révolutionnaire avec une dignité et une fierté contenues qui devinrent un outrageant mépris pour l'un de ses juges, quand elle reconnut en lui l’ancien page de feu la baronne sa mère.
...« Je te maudis ! » s’écria-t-elle, sans plus.
...Ce geste de malédiction affirmait que Jacques n’était pas l’enfant du bonheur que donne le consentement mutuel, il était l'enfant de la surprise causée par l’innocence.
...Condamnée à mort, Denise de Valtriche fut exécutée sans délai....... Arrêtée par son fils, conduite à l'échafaud par le père de celui-ci ! est-il pour une mère une destinée plus cruelle !
...Quant au comte de Valtriche, on ne le revit jamais dans le pays.
...Jacques et sa mère reçurent une sépulture voisine l'une de l'autre dans le vieux cimetière qui entourait l'église.
...L'inscription gravée sur la tombe de Jacques Garois, devait rappeler à la postérité qu'un fils, dans l’ignorance de sa naissance, avait fait monter sa mère sur l'échafaud. »...... Et maintenant, comme à travers une buée, et peut-être aussi à travers une larme, j’aperçois quelquefois un enfant se rendant à l'école de grand matin, et qui, pour lire avant l'entrée en classe, cette inscription, hâte sa marche en cadençant ses petits bras au rythme de ses petites jambes.