Création : 8 octobre 2019

 

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Le texte de ce conte est un récit d'Eugène Colvis, paru dans L'Est Illustré du dimanche 26 décembre 1926.
Bibliothèque Municipale Stanislas de Nancy

 

 


...Le hasard d’une promenade m’avait conduit, ce jour-là, à l’extrémité de la chaussée herbue du canal de Clévent, où vient ramper un large repli de la Moselle, après son passage sous le pont de fer. J'y rencontrai un de mes bons camarades d’enfance, qui durant toute sa vie fut un pêcheur devant la loi et un bribeur devant l’Éternel.
...Plié en deux sous le poids de son épervier ruisselant, collé sur l'épaule, et de son grand panier d’osier retenu au dos par une courroie de cuir dont la tension dénonçait l’heureuse pêche habituelle, ¡l avait un air de lassitude que je ne lui avais vu et que lui causait moins - il allait me l'apprendre - un mal implacable contracté dans une éternelle humidité qu’une secrète et profonde angoisse...
...À ce moment un violent accès de toux lui déchira la poitrine et me fit grand-peine ; mon expression de tristesse ne lui échappa point.
...« Cette toux m’est moins douloureuse, me dit-il, qu’un mal étrange qui me consume et auquel je suis en proie depuis quelque temps : devant mes yeux remplis d’épouvante se dresse sans cesse une image pleine d’horreur qui me cause de longues veilles et tourmente ensuite mon sommeil... C’est l'évocation, chaque jour renouvelée, d’une vision qui m’apparut sur la Moselle, à l’heure du crépuscule, à la fin de septembre dernier. Je n’en ai confié, jusqu’à ce jour, le secret à personne dans la crainte de me voir accusé d’hallucination ou de folie ; mais à un ami on peut s’ouvrir d’une souffrance morale».
...Posant alors son épervier à terre et remontant d’un coup d’épaule son lourd panier, il continua :
...Je me trouvais à la pointe de la petite île que forme la Moselle, entre le pont de Frouard et le pont métallique : îlot planté de saules et de peupliers que la fraîcheur des nuits d’automne avait déjà dorés. Le soleil, à son couchant, donnait à toutes choses des ombres géantes ; et j’attendais plus d’ombre encore avant de retirer de l’eau mes engins de pêche... et de bribage, ajouta-t-il plus bas, après un regard jeté autour de lui.

 


...Des volutes de brouillard commençaient alors à s’élever lentement comme des fumées légères, se balançant mollement sur les eaux de la rivière. Et, appuyé contre un arbre, je regardais distraitement toutes ces choses floconneuses qui laissaient apercevoir dans leurs intervalles les fuseaux d’or des peupliers d’Italie.
...Dans l’état de somnolence, où peu à peu j’étais tombé, je vis tout à coup surgir de l’une de ces nappes de brouillard une barque glissant en silence sur l’eau, poussée par une force invisible, dont l’avant était monté par une ombre vivante, enveloppée d'un linceul sous lequel se profilait une silhouette humaine qui tenait à la main une longue gaffe à pointe ferrée : c'était à ne pas s'y méprendre le spectre du passeur de la Moselle des temps d'autrefois.
...« Cette étrange vision qui s’avançait avec lenteur dans ma direction, s’arrêta à quelques brasses du rivage. Le regard fixé et comme rivé sur le trou d’eau qui nous séparait : C’est là... dit le spectre d’une voix sourde, avec une intonation pleine d'inquiétude, les lieux proches du drame n’ont-pas changé, et je reconnaît l'endroit...
Un effroi indicible me cloua contre le saule qui me servait d’appui.

 

 


...L’attention du fantôme fut soudain attirée par un bruit de ferraille grinçant, geignant, que faisait à cet instant un train franchissant, comme un tourbillon, le pont de fer qui ajoutait sa résonance au bruit du convoi.
...Médusé par ce spectacle, le fantôme traduisit à haute voix les sentiments d’étonnement que lui causait celte vue : Qui donc, disait-il, s’interrogeant lui-même, fait avancer, comme l’ouragan, ce long et mystérieux défilé de voitures avec des grincements semblables aux grincements de dents que j’entends depuis des siècles ? Ne serait-ce pas cette forge de géants qui allonge, en l'arrondissant, sa masse sur une série de roues où sont articulées de brillantes pièces métalliques s’enchevêtrant les unes dans les autres avec un mouvement rapide de va-et-vient ainsi que des aiguilles d’un jeu à tricoter de quelque magicienne invisible ?
...Quand le rapide convoi, avec sa galerie de vitres réverbérant les dernières lueurs du couchant, eut fui vers les lointains noyés dans les fumées rougeoyantes des usines d’où sortaient des rumeurs confuses de métal en colère, le spectre avec un lent mouvement circulaire de la tête, embrassa du regard ia route en bordure de la rivière, où dans l’ombre des platanes, couraient des automobiles et des bicyclettes, il fixa ensuite le pont de Frouard sur lequel glissait à ce moment le tramway de Pompey.
...Et de nouveau l’apparition parla... De quel antre peuvent donc sortir ces monstres fugitifs, sombres, quelques-uns barrés de jaune comme des scarabées dorés, tous équipés sur de courtes jambes, chaussés de bottes de sept lieues élastiques et rasant le sol comme l’alcyon rase les eaux de la rivière ?
...Et de quelle fourmilière titanesque sort cette nuée d’êtres apocalyptiques, fuyant comme une envolée de moineaux pliés sur deux roues feutrées, en s'y maintenant d’aplomb par un miracle d'équilibre ? ,
...Et quelle est cette voiture, fermée par de grandes glaces, qu’une lumière intérieure vient de rendre transparente, portant un œil cyclopéen à l'avant et un antre à l’arrière, et qui s'avance majestueusement sur ce pont de pierre ? Peut-être est-ce le char enchanté de quelque fée dont j’aperçois encore dans la lumière crépusculaire, la baguette magique suspendue a un nouveau fil d Ariane ?
...Dans toutes ces choses animées, continua le spectre, je ne reconnais plus les hommes. En vérité les temps sont accomplis ! Des êtres surnaturels ont remplacé l’humanité qui a disparu de la surface de la terre sans avoir connu mon forfait... et l’opprobre n’a pas atteint ma famille... ; mais qu’est devenu le corps de ma victime ?
...C’est là..., répéta-t-il sourdement.
...D'un mouvement fébrile, il enfonça sa gaffe dans le gouffre qui nous séparait.
...Il tâtonna quelques instants, et j’entendais distinctement comme un crissement, le bruit de la pointe d’acier frottant une pierre. Puis la gaffe s'enfonça subitement dans une cavité, et le fantôme, d’un vigoureux tour de rein, fit rouler sur le bord de l’abîme une lourde pierre ronde que je reconnus tout de suite pour être une meule de moulin dans laquelle la gaffe était emmanchée, ainsi qu’un essieu dans le moyeu d’une roue.
...Au même instant surgit de l’abîme, où il était retenu par cette lourde pierre meulière, un deuxième spectre qui, le bras droit tendu, dans un geste de malédiction, vers la première vision, lui dit d’une voix caverneuse :
...« Qu’as-tu fait de ce voyageur qui un soir d’hiver, te héla... Ohé ! Passeur d'eau ! et auquel tu offris, après la traversée, une hospitalité menteuse dans ta maison isolée qui ressemble à celle que j'aperçois non loin de la rive.
...— Il désignait alors, de la main, ce que dans le pays on appelle l’ancienne gare.
...— Ta ceinture dorée, qui m’apparut quand tu me payas le prix de ton passage, excita ma convoitise et me fit commettre un crime. Après mon forfait, j’ai transporté ton cadavre au milieu de la rivière et l’ai précipité dans ce gouffre au fond duquel il resta maintenu par une meule de meunier que j’allai chercher près du moulin dont la masse sombre se profile là-bas dans la vallée...
...— Le bonheur, avec la richesse, entra-t-il dans ta maison ? demanda d'un ton sardonique l'autre apparition.
...— Hélas ! tous les bruits que je percevais me criaient : « Passeur d’eau, tu as tué ton passager ! La gaffe, en s’enfonçant dans le gravier de la rivière ; les vaguelettes en se poussant les unes contre les autres ; la barque en glissant sur l'eau..., tout me répétait, tu as tué ton passager... »

 

 


...L’impitoyable voix me torturait à travers les fatigues de ma profession. Je demandais à être victime d'un accident ; mais la mort accidentelle me repoussait.
...Plus d'une fois je vis dans l’eau l’image de ma victime... ton image... ; souvent même j'aperçus, recouvrant l'abîme où elle gisait, une flaque de sang qui, tout à coup, s’élargissait... s’élargissait... jusqu’aux rives et changeait la rivière en fleuve de sang.
...Le vent, en soufflant dans la cheminée m'apportait des plaintes d’enfants. « Passeur d’eau ! tu as tué mon père ! » disaient ces voix.
...Jamais je ne fus si malheureux !
...Espérant trouver un apaisement à ma conscience, je résolus de me dessaisir de cette fortune acquise par le crime d'une nuit, dans la forêt des Essarts qui couronne cette crête.
...Là, depuis les âges anciens, était dressée une gigantesque pierre que je renversai sur le trésor volé. Le craquement qu’elle fit entendre, en tombant sur le sol, me cria : « Caïn !... »
...Et cette pierre, de laquelle encore, les vieilles ramasseuses de bois mort s’éloignent en hâte en faisant leur signe de croix, s’appela dès lors : La pierre de la peur.
...Le cri de malédiction que j’avais entendu me mit dans une terreur folle. Je m'enfuis par un sentier inconnu, aboutissant à un abîme au fond duquel je fus précipité. La fée Vengeance venait de prononcer contre moi son arrêt de mort ! ... O ! fatalité des événements, j'avais aussi un gouffre pour tombeau !... le trou des Fées. Et depuis ce jour, j'erre dans le séjour des réprouvés. Obsédé par la pensée de mon crime, je suis venu ce soir errer en ces lieux !...
...Glacé de terreur par ce dialogue des spectres et vacillant sur mes jambes, je roulai sur le sol humide de rosée. La fraîcheur de l’herbe me fit bientôt reprendre mes sens. Quand je rouvris les yeux, les deux visions avaient disparu dans l'ombre...

Malgré l’attrait du mystère de ces rivage hantés, n'y attardez jamais vos pas jeunes filles, car peut-être seriez-vous aussi victimes de la lourde pierre de la faute.

...Mon ami s'était tu.
...Une nouvelle et plus douloureuse quinte que la première l’arrêta. Dans le mouchoir avec lequel il étouffait sa toux, je crus remarquer un filet de sang : c’est ce filet rouge qui devenait dans son esprit fiévreux un fleuve de sang.
...Replaçant avec effort son épervier sur l’épaule et me tendant une main largement ouverte que je serrai avec émotion :
...« Quand je ne serai plus, me dit-il d’une voix attristée, tu rediras ce que je t’ai dit. »
...— « C’est promis », lui répondis-je, non sans toutefois protester contre la mauvaise opinion qu'il avait de sa santé. Le vague geste de dénégation, qui fut sa seule réponse, me fit comprendre qu'il n'ajoutait qu'une foi de convenance à mon pieux mensonge.

...Quelques mois après cette rencontre, une foule nombreuse l'accompagnait à sa dernière demeure.
...J’ai tenu parole, j’ai raconté ce que m’avait raconté cet ami qui maintenant repose dans cette profonde vallée de la Moselle, au fond de laquelle chante éternellement la belle rivière en roulant ses eaux claires sur les pierres grises de la grande vanne de l’ancien moulin de Frouard.