Création : 16 octobre 2019
Le texte de ce conte est un récit d'Eugène Colvis, paru dans L'Est Illustré du dimanche 22 février 1931.
Bibliothèque Municipale Stanislas de Nancy
...Au temps d’autrefois, et au dire de la tradition orale, les habitants de Frouard jouissaient de l'heureux privilège de vivre longtemps, très longtemps : l'air vif de la colline qui soufflait sur le village et qu’assainissait une profonde forêt, aujourd’hui en partie errayée, était sans aucun doute pour quelque chose dans cette faveur de la nature.
...Aussi, n'étaient-elles pas rares dans la localité, ces vieilles femmes — l’une succédant à l’autre — que l’on appelait, en toute crainte, des sorcières et que l’on affirmait, par témoignage, entretenir avec le diable, des relations pour faire des maléfices aux hommes et surtout aux animaux, ce qui était bien plus affligeant. Ces jeteuses de sorts, misérables paquets de hardes surmontés d'une tête apparemment humaine, et maintenus en équilibre par un long bâton, étaient pour nos populations un objet d’aversion. Elles vivaient pour la plupart dans quelque hutte au milieu des bois ou dans une grotte comme celle qui est connue dans notre village, sous le nom de Trou aux pommes. C’est dans cette excavation qu’habitait l'une d’elles, dont la tradition a transmis jusqu'à nous, avec le surnom, le souvenir de ses nombreux sortilèges : la Sorcière du Trou aux pommes....C’est de là qu’elle partait, disait-on, sur les coups de minuit pour aller célébrer le sabbat sur les tombeaux profanés. Quand, au cours de ces marches nocturnes, elle venait à passer devant l'église, la grosse cloche se mettait en branle toute seule, pendant que les démons faisaient entendre un grand tumulte dans le clocher.
...Aussi, dès que du plus loin, la Sorcière du Trou aux pommes était aperçue, chacun se signait en pensant que le signe du chrétien éloignerait les sortilèges du diable, dont la signature figurait sur la main qui traçait dans l’air les gestes de son commerce avec les esprits.
...Malgré la terreur que cette sorcière inspirait à tous, il arrivait parfois aux jeunes filles et fillettes amoureuses, que l'amour rendait téméraires, lui demandaient la bonne aventure, ce que la sorcière ne manquait jamais de faire avec grand ricanement........ Et une fillette qui aimait d'amour tendre le page, le beau page de la noble dame du seigneur de Frouard, demanda à la Sorcière du Trou des pommes de lui dire les sentiments à son endroit, de celui dont l'image occupait une si grande place dans son cœur.
Avec le langage de tous les diseurs de bonne aventure, dont l’équivoque évite à leur science d’être mise en défaut, la sorcière parla ainsi à la jeune fille :
...Quand l'écho des vallons se réveillera au son des cloches annonçant la venue du Messie, tu iras seule par le bois des Essarts, tu chercheras sous le manteau qui recouvre la terre, un brin de perce-neige, puis tu frapperas trois coups sur la Pierre de la Peur, vers laquelle tu auras dirigé tes pas, et, à chaque coup que tu auras frappé, tu diras à haute voix : Page, mon beau page, aimes-tu celle qui t'aime ? et tu offriras la petite fleur blanche au prince charmant, qui t’apparaîtra s'il t’aime comme tu l’aimes ».
...Et au milieu de la nuit de Noël, pendant que les cloches appelaient les fidèles pour célébrer la naissance d’un Dieu dans une crèche, la jeune fille, seule, s'en fut par les grands bois.
...On ne la revit jamais plus, la pauvrette !...
...Chacun raconta qu'elle avait été mangée par un méchant loup.
...... Une autre fillette, qui avait deux amoureux, s’en vint trouver un jour la sorcière dans son repaire pour avoir une bonne aventure, car, lui dit-elle, je ne veux aimer que celui qui m’aimera passionnément.
...Celui-là, répondit la jeteuse de maléfices avec une voix de crécelle, tu le connaîtras en suivant mes instructions : effeuille la marguerite au-dessus de l’eau où la rivière a creusé un gouffre sans fond ; et alors elle t’apparaîtra comme dans un miroir l'image de celui qui t’aime passionnément et que ton cœur aimera tendrement. »
...Et la fillette, au temps des marguerites, s'en alla au bord du gouffre, dont l'eau sombre tourne sans repos ; mais la curieuse s'étant penchée trop avant pour apercevoir la douce image révée, son pied lui glissa et elle roula au fond de l'onde perfide où elle restera éternellement. Quant aux marguerites qu'elle tenait à la main, elles se transformèrent en fleurs blanches de nénuphar, qui tous les ans se renouvellent pour donner à la jeune fille le linceul des vierges....Une autre jeune fille aimait follement, comme on aime pour la première fois, le fils du garde-chasse du parc Lattier, et garde-chasse lui-même ; mais celui-ci l’aimait-il autant qu'elle l' aimait ?
...Pour mettre fin à cette incertitude, la fillette alla, elle aussi, l'imprudente, consulter la Sorcière du Trou aux pommes, dans l’espoir que la bonne aventure qu’elle lui donnerait, la comblerait de joie par l’annonce d'un amour partagé.
...« Quand fleurira l'aubépine, lui dit la sorcière, détache de l’arbrisseau une branchette d’aubépine et rends toi par une nuit sans étoiles au pied de la Tour du Chevalier qui domine les grands arbres du parc Lattier, et quand l’horloge de l’église de Bouxières-aux-Dames égrènera dans la vallée remplie d'ombre, les douze coups de minuit, tu diras : Beau garde-chasse, pour qui j’ai tant de tourments, m’aimes-tu ? Je t’offre comme gage de mon amour, cette branchette d’aubépine fleurie. Alors, celui que tu attends sera près de toi et acceptera l’offrande de ton cœur. »
...Et voilà donc que la jeune fille, vers les minuit, s’en alla seule, loin, bien loin de sa demeure, porteuse d'une branche d’aubépine fleurie.
...Arrivée au pied de la Tour, après avoir escaladé la colline qui la supporte, elle lança son cri d'amour. Au même instant, du haut de cette Tour, une voix caverneuse répondit :
...............Sans pain, ni sans sâ
...............Tu ne sautrème le rupt d’Herbeva.
...Cette voix sépulcrale, qui semblait tomber du ciel, glaça d’horreur la pauvrette qui, frissonnant d’effroi, s’enfuit vers la campagne.
...La terreur quelle venait d’éprouver lui avait fait perdre la raison.
Pauvre folie d’amour, on la vit errer, le regard plein, d’épouvante, pendant quelque temps, dans le vallon d’Herbévaux qui se creuse non loin de là, entre deux larges et molles ondulations ; c'est là, qu’un matin, son corps inerte fut découvert au milieu des herbes aquatiques....... Une autre jeune fille.
...Mais je veux clore la liste trop longue des jeunes filles et fillettes à qui le sort fut contraire pour avoir cru à la bonne aventure de la Sorcière du Trou aux pommes.
...Cette sorcière reçut d’ailleurs le châtiment qu’elle méritait.
...Un jour, dit-on, un dragon ailé semblable à ceux que la maladie fait naître dans les cerveaux fiévreux, s’arrêta devant sa demeure. Ceux qui le virent assurèrent que son haleine était rouge comme les lueurs d’une fournaise, et que ses yeux avaient la lueur d’une flamme. Un démon jeta la sorcière sur cette bête fabuleuse, puis, prenant place devant elle, ils disparurent avec la rapidité de l’éclair. Les crie, les hurlements de la vieille femme étaient entendus à sept lieues à la ronde.
...Ce jour-là, on entendit pour la dernière rois la grosse cloche de l’église sonner toute seule, et, pour la dernière fois aussi, on entendit l'épouvantable tumulte du sabbat dans le clocher....Jeunes filles et fillettes, quand pour la première fois, dans votre cœur, se lèvera comme une auréole cet enchantement éternel que l’on appelle l'amour, n’allez pas le crier à la Tour, car le caquet du village remplirait peut-être votre âme d’amertume en vous couvrant de ridicule.
...N’allez pas non plus au bord de la rivière, où la curiosité et le gazon bien doux qui pousse à l'ombre des saules, vous invitent au jeu, que, dans votre naïveté, vous croyez innocent.
...N’allez pas non plus seule au bois où le moindre souffle du vent met les feuilles des arbres à l’envers, pendant que le méchant loup... loup... devenu séducteur, mettra, lui, votre cœur à l'envers. Car toutes, vous le regretteriez dès le lendemain, et vous pleureriez en vous coulant entre vos draps pour étouffer vos sanglots.
...Jeunes filles et fillettes, restez l’humble violette ; et, comme est cueillie cette modeste fleur qui se cache en vain, comme elle, un jour, vous serez cueillies par un brave garçon au cœur d’or, véritable prince charmant, qui vous offrira la joie d’aimer et d’être aimée pour la vie : bonheur auquel vous rêvez toutes.... car c’est le rêve de l’humanité en son printemps.