Jean Jacques ROUSSEAUX

 

 

J'avais promis. J’avais promis à mon père, avec sa douleur traînée comme une permanente compagne, d’écrire le récit de son passé concentrationnaire, puis de le publier, de transmettre sa vérité sur l’horreur, de participer au devoir de mémoire.

Il est décédé le 18 décembre 1990, après une longue maladie. Se sachant irrémédiablement condamné, il a refusé tous les traitements prescrits, il a cessé de lutter comme il l'avait fait obstinément tout au long de sa vie. Il a renoncé, usé, fatigué de la débauche d'énergie déployée pour résister durant toutes ces années aux nombreuses maladies contractées au cours de sa déportation et depuis son retour.

Son béret, rayé de blanc et de bleu passé, l'a accompagné dans sa dernière demeure, comme on dit dans le jargon populaire. Il l'avait souhaité. Mon Oncle André lui a accroché au revers de la veste son insigne de la FNDIRP.

En 1956, j'ai dix ans lorsqu'il me demande de l'aider à rapporter les souvenirs de son passé concentrationnaire sur un cahier d'écolier. Mon père, que je vénère, est profondément marqué dans sa chair et plus encore dans son esprit par sa déportation dans plusieurs camps de concentration (KZ) Il est épris de justice et de compassion. C’était un homme bon. C’était mon père.

Il vit avec des souvenirs terribles, ses nuits sont hantées par les cris, le verrouillage des lourdes portes des wagons à bestiaux, les coups de feu, les bastonnades, l'enfournement des cadavres dans la gueule du four crématoire de FLOSSENBURG. Il hurle, il se réveille en sursaut. Il vit toujours avec ses compagnons d'infortune. Il est encore là-bas, derrière les barbelés.

Il n’est jamais sorti des barbelés, il y est resté accroché toute sa vie. Ses grands yeux noirs sont toujours tristes, son regard est perdu dans les souvenirs douloureux de cette terrible période. Il ne s’est passé aucune journée sans qu’il en parle et son obsession était de convaincre ses interlocuteurs de l’origine de sa souffrance car il a vécu l’indescriptible.

Enfant, je ne l'ai jamais connu en bonne santé et la famille vivait au rythme des arrêts de travail pour des dépressions nerveuses, des problèmes pulmonaires, des bronchites, des maux de tête insupportables. Ma mère dévouée, avec patience et énergie, s'occupait de ce malade si particulier et si fragile. Elle a été exceptionnelle.

J'ai peu de souvenirs des sorties en famille, des jeux en commun car après plusieurs hospitalisations il est admis en maison de repos à CIREY-SUR VEZOUZE. Le bout du monde à une époque où les moyens de communications sont peu développés, et les voitures réservées aux "riches", selon son expression comme les vacances au bord de la mer disait-il. Je n’ai pas eu cette chance de partir en vacances avec mes parents, ni de fréquenter les restaurants. Nous habitions une cité appartenant à l’Usine de POMPEY, un deux pièces avec grenier sans commodités dans les cités St Euchaire au n° 18.
  Une allée des cités Saint-Euchaire

La couverture sociale était quasi-inexistante, et mes parents démunis, n'avaient même pas l'argent nécessaire à l'achat du timbre pour correspondre. Plusieurs fois nous sommes allés avec Maman lui rendre visite à bord de la Citroën 2 CV marquée Café MAURICE, un véhicule de fonction conduit par mon Oncle. Ma mère me préparait depuis le matin, de bonne heure. Mes cheveux bouclés étaient emprisonnés dans une grosse pince de métal, j'étais frictionné à l'eau de Cologne et je pavanais avec mes culottes courtes à bretelles, le joli pull tricoté, et mes chaussettes blanches à revers. Vous pensez, j'étais fier, j'allais voir Papa. C'était normal, j'étais le plus grand, j’ me disais. La garde des petits était de la responsabilité de grand-mère. Ma douce et gentille grand-mère Marguerite disparue trop tôt, trop vite…

Mes grands-parents paternels aidaient Maman à boucler le budget de la famille, composée de deux fils et d'une fille. Un petit dernier, Claude, complétera plus tard la cellule familiale. Un petit dernier aux longs cheveux dorés et bouclés que je promenais longuement dans une vieille poussette, tirée parfois avec fougue, j'imitais le pilote de courses à la mode de l'époque : FANGIO.

Ma mère, une maîtresse femme, vendait dans un porte à porte humiliant ses chaussures auprès du voisinage dans les moments très difficiles financièrement pour que nous puissions manger. Maman qui a tenu la famille à bout de bras durant cette période perturbée par l’absence de Papa mérite aujourd’hui la reconnaissance éternelle et l’amour de tous ses enfants.

Monsieur Jean DEHANT, ancien déporté, un ami de la famille, apportait de temps à autre un bon gratuit de chauffage (100 Kilos de houille ou de briquettes) délivré par l'usine les ACIERIES DE POMPEY. Il aidait également maman financièrement avec ses propres deniers. A l'âge de 7 ou 8 ans, après la classe, à 11 heures 30, chaque jour, emmitouflé dans une pèlerine noire ample et longue, avec deux grandes poches intérieures, coiffé d'un béret, en culottes courtes, je filais au domicile de ma grand-mère distant d'un kilomètre et demi. Je voulais arriver avant le gueulard qui annonçait midi, la fin de la matinée de travail, car mon grand-père n'était pas commode. Un ancien de la grande guerre, blessé à PERTHES-LES-HURLUS au cours d’un assaut et trépané. Une montagne de muscles, champion de France militaire de gymnastique aux anneaux, boxeur. Je me souviens et je souris des conversations de mes oncles sur les bordées avec ses copains après avoir défié les boxeurs et les catcheurs du chapiteau JAKSON établi sur la place CARNOT à NANCY.
Mes grands-parents paternels habitaient un petit logement d'une Cité ouvrière, propriété de l'Usine, au 122 de la Rue de METZ à POMPEY (54) .

Grand-mère de Jean Jacques Rousseaux  
Je revois leur intérieur, avec cette immense armoire de chêne noir, trois portes, à gauche en entrant. Enfant je fouillais les deux grands tiroirs pour admirer, classées dans des boites à chaussures, les dizaines de magnifiques cartes postales envoyées par le premier fiancé de ma grand-mère tué au front en 15. J’essayais ses gants machettes en tulle noir, ou en peau boutonnés sur le côté. Je reconnaitrais entre mille ce voltaire en velours bleu élimé, la cuisinière, ceinturée d'une barre de cuivre sur laquelle mijotait toujours dans sa cocote en fonte noire un fonds de sauce ou une viande et son couvercle si particulier avec son bouchon de champagne bourré sous l’anse. La cheminée avec sa plaque en marbre sur laquelle était rivé un réveil de couleur rouge

de forme octogonale, dont le corps carré et ventru contenait une boîte à musique. Deux tableaux aux scènes de chasse encadraient le Poste TSF et deux natures mortes signées FALCHETTI étaient pointées sur le mur du lit situé dans une alcôve de la cuisine. Un gros œil de bœuf noir, aux incrustations nacrées, égrenait lentement les heures de mon enfance à côté d’un trophée de chasse : un blason de chêne supportant une superbe tête de brocard. Le fusil de chasse, la cartouchière et la trompe de battue étaient rangés sur la première marche de l’escalier menant au 1er étage.

Elle était menue, fluette ma grand-mère, avec ses yeux malicieux cachés par des lunettes chaussées sur le bout du nez, et ses oreilles ornées de deux fines marguerites en or. Elle se déplaçait en traînant les pieds, elle était douce, je l'adorais. Son tablier gris avec deux grandes poches servait à tout faire : sortir une tarte du four, dépoussiérer vite fait lorsqu’elle voyait un endroit oublié au cours du ménage, pousser la cocote sur le coin moins chaud de la cuisinière, essuyer mes larmes et j’adorais lorsqu’elle frottait ses lunettes embuées. Parfois, lorsqu’elle dressait la table je la voyais ressuyer une assiette ou un verre, je riais…….. Minutieuse elle préparait la table pour le déjeuner de mon grand-père : le journal plié à droite de l’assiette, les charentaises prêtes à côté de sa chaise, deux petits-beurre et le litre de vin de la CRAFFE posés toujours au même endroit. Il se composait immanquablement d’un steak, de frites et d’une salade.

Chaque jour, selon le même cérémonial, elle plongeait sa main dans une boite en fer et elle me tendait deux carrés de chocolat noir que je croquais religieusement. Elle me confiait ensuite le précieux billet de 1000 francs tiré de son portefeuille surtout gonflé par les timbres de la COOP.

Puis, elle refermait lentement, la porte vitrée droite et grinçante de son buffet de cuisine deux corps, tournait la clef et relaçait son éternel foulard de soie de couleur violette noué autour du cou, tout en soutenant son dos avec sa main droite. Elle souffrait sans une plainte des prémices d'un cancer des os.

L'odeur de sa cuisine était particulière selon les saisons : celle où la chasse était ouverte, remplissait la pièce des odeurs de marinades provenant de grands saladiers, des conserves de viande de gibier glissées dans une gelée parfumée, des bols de fromage de tête qui finissaient de reposer. L'hiver la maison était parfumée par le bois fraîchement coupé stocké dans la cave voûtée et les tartes sorties du four. Durant la saison les cuissons des légumes ou des fruits enivraient toute la maison. Elle les cuisait lentement sur le coin de la cuisinière dans une grosse bassine et elle touillait l’écume des confitures avec une grosse « passotte ». L’écume refroidie dans un gros bol était pour moi. Je la vois sur la pointe des pieds aligner au-dessus du buffet, posées sur un journal, des verrines de confiture de tomates vertes, de prunes ou de mirabelles, de mûres, de la gelée de coings et de framboises toutes coiffées d'un papier transparent et cravatées par un élastique de couleur. Une petite étiquette manuscrite indiquait la date de mise en pot. Les relents de la cire d'abeilles me chatouillaient les narines. Je restais toujours interloqué par le nombre de mouches collées au serpentin gluant punaisé au plafond, à côté de la suspension tapissée de dentelles tirée à son maximum au-dessus de la table de cuisine.
Lorsque je m’écorchais elle me frottait avec du « rouge » en utilisant du coton hydrophile plié en accordéon dans une boite blanche marquée de lettres bleues.

En revenant vers le village, je serrais le précieux billet froissé dans le creux de ma main. J'accélérais l'allure, l'heure de fermeture de la boucherie JACQUET, où j'achetais chaque jour une saucisse à cuire, approchait.

Chemin faisant, j'admirais les superbes voitures conduites par les militaires américains de la Base de TOUL-ROSIERES. Les bus, bleus, ventrus, marqués SCHOOL BUS, déboulaient à vive allure dans la ligne droite jouxtant l'Usine, rue de METZ. Les énormes cheminées des Aciéries vomissaient des volutes de fumées grises qui s'allongeaient dans le ciel, au gré du vent. Elles en prenaient des formes et mon imagination les façonnait selon mon humeur du moment.

Lorsque les fins de mois étaient difficiles pour mes grands-parents, que le prêt journalier était impossible, j'étais désigné pour me rendre à la COOP du village, chez monsieur PINAL. Je faisais marquer mes achats sur un carnet de crédits "ma maman paiera à la fin du mois" j’ disais à ce grand Monsieur habillé d'un long tablier bleu en baissant les yeux. Je n'aimais pas faire les courses sans argent, et je répétais en longeant le chemin parallèle à la voie de chemin de fer cette petite phrase que je débitais instinctivement et rapidement. Il tirait son crayon de bois posé sur l'oreille et marquait, en mouillant la mine avec la langue, la somme due sur un calepin publicitaire BYRRH.
Ce chemin de traverse que j’empruntais pour le retour, même l’hiver, n’était pas éclairé et s’étirait à quelques mètres la voie ferrée sur laquelle circulaient des trains bruyants, crachant et vomissant des torrents de fumées poussiéreuses.
Les soirs d'orage, nous nous blottissions avec Maman sur le dernier escalier de la rampe menant au 1er étage. Papa si tu avais été avec nous, tu aurais appuyé sur le bras du compteur électrique car j’avais peur. Ce rôle m'incombait, précautionneusement, j'avançais mon doigt doucement, j'attendais en effleurant celui qui devait empêcher la foudre de frapper la maison puis je le manœuvrais rapidement avec vigueur. Oui, Papa tu nous as manqué.

Ce Noël 1953 marque mon enfance. Grâce aux colis constitués laborieusement avec les timbres de la COOP, tout au long de l'année, Maman avait préparé un réveillon comme jamais nous en avions connu. Le colis contenait des bonnes choses : boites de pâté de lièvre, petits pois et carottes, un poulet, un bocal de salade de fruits, des dattes….Papa était avec nous et il avait tout au long de la matinée préparé le sapin de Noël orné de bougies multicolores, pincées dans des étriers métalliques fixées aux branches. Une petite crèche se blottissait contre les croisillons de planchettes clouées au pied pour le faire tenir droit.

J'apprenais les chants de Noël aux petits. Nous attendions avec impatience l'arrivée du Père Noël, et nous avions préparé une assiette contenant de l'orge destiné à l'âne, posée contre la porte de la cave, le chemin le plus court car il était censé arriver par la cheminée. Maman avait dressé la table, simplement, mais avec amour, les enfants se pressaient autour du saladier où marinait une salade de fruits que ma mère touillait avec une grosse louche. Papa avait fabriqué avec du sucre et des cacahuètes une solide croquante, tandis qu'avec une aiguille à tricoter il testait la pâte de son gâteau-cocotte qui mijotait dans le four de la cuisinière à charbon. " Il n'est pas assez cuit "disait-il, en retirant le torchon de vaisselle passé dans sa ceinture. Il avait l'œil pétillant de satisfaction. C'était le cuisinier du jour de Noël. Il marquait chaque minute de ces merveilleux instants. Sur la plaque de la cuisinière à charbon il faisait chauffer lentement des épluchures de mandarines desquelles s’échappaient des parfums mêlés à ceux des marrons odorants achevant de cuire dans un plateau à tarte en se craquelant. J’aimais Noël.

Et puis, en fin d'après-midi, sans un signe annonciateur, la fièvre l'a terrassé. Je me souviens avoir prié très fort à côté du sapin de Noël le Bon Dieu en faisant dans le bon sens mon signe de croix. Papa geignait étendu sur le divan placé dans la cuisine pour lui éviter de monter les escaliers de la chambre lorsqu'il était souffrant. Le Médecin de famille, le docteur RICHARD avec son éternelle pipe vissée à la bouche et ses lunettes cerclées de noir, est arrivé très vite. Entouré des petits j’attendais le résultat de l’écoute du stéthoscope et nous retenions notre souffle pour ne pas la gêner.

Papa souffrait d'une atteinte pulmonaire nécessitant son transfert à l'hôpital Central de NANCY qu'il refusa. Nous l'avons veillé une partie de la nuit, les plus petits dorment sur leurs bras croisés, posés sur la table, la queue de cheval de ma sœur s'emmêle, les cheveux frisés de mon frère se dressent en accroche-cœur.
Le dîner tant convoité fut conservé pour le lendemain, et je me souviens avoir demandé dans mes prières pourquoi cette injustice de le voir si souvent dans cet état.

Ma mère renouvelait sans cesse les compresses froides sur son front brûlant, puis la Sœur de service est arrivée à bord d'une Citroën 2 CV. Elle s'est assise dans la cuisine, près du cosy, en écartant sa lourde robe noire, et son tablier bleu. Elle a sorti de son sac, avec grand bruit, une boîte métallique polie par les manipulations et fermée avec un gros élastique plat. Je retenais mon souffle en la voyant charger le réservoir de la piqûre puis, lorsqu'elle faisait gicler le liquide pour s'assurer de son fonctionnement. Je fermais les yeux au moment où elle frottait sa fesse énergiquement avec un coton imbibé d'alcool…….

J'étais fier, Papa, tu m'avais demandé de t'aider à transcrire le récit de ta déportation que je t'avais tant entendu raconter lors des visites d'amis, d'anciens déportés, au cours des repas de famille où tu oubliais pudiquement d'enchaîner sur les épisodes terribles. Moi j'attendais, suspendu à tes lèvres, le regard interrogateur, prêt à te suggérer que tu avais occulté tel ou tel passage de ton explication.

Ces anciens déportés, tes frères, pour reprendre ton expression, tu ne les as jamais oubliés. Malgré notre pauvreté, chaque année, tu as fleuri leurs tombes, jusqu'à ta mort. Tu as souvent longuement pleuré, je t'ai vu, j'étais ému à tes côtés. De grosses larmes roulaient sur tes joues que tu torchais d'un revers de la main. Je n’osais pas te regarder.

J'ai acheté un cahier à spirales chez JUSTIN, à la Librairie Centrale, et je l'ai choisi épais, avec une couverture de couleur verte et un stylo Bic. Pour les brouillons j'ai récupéré chez ma grand-mère un vieux registre aux feuilles jaunies et numérotées.

Nous nous installions à côté de l'unique fenêtre de la cuisine, pour économiser l'électricité, moi adossé à l'évier, mes feuilles posées sur la tablette de la machine à coudre SINGER, toi, à côté sur ta grosse chaise en bois. Tu t'approchais et je sentais sur mon visage ton souffle mêlé au goût âcre de la cigarette Gauloise que tu tirais d'un paquet fripé. Tu t'arrêtais de parler pour brancher le Poste TSF, énorme, avec un gros œil vert sur le côté droit de la plage avant, et qui sifflait au moment du réglage.

L'achat de cet appareil, si convoité, nous l'attendions depuis longtemps. Il était posé sur une chaise de cuisine, calé dans l'espace entre la montée de l'escalier menant au premier étage et celui desservant la cave. A la veillée, jusqu'à 21 heures, nous écoutions assis en cercle, les coudes calés sur les genoux, la tête dans les mains, les chansonniers ou un feuilleton palpitant " O.P.Z.", une organisation clandestine installée dans la forêt amazonienne. " Encore des anciens nazis cachés", commentait Papa. Il savait tout mon père !

Le bois crépitait dans le foyer de la cuisinière et, de temps à autre, tu te levais pour l’alimenter, le touiller avec des gerbes d’étincelles, et surtout pour masquer par pudeur ton émotion. La remémoration de ton arrestation, les souffrances endurées, la pertinence de mes questions d'enfant t'ont, de nombreuses fois, décontenancé et bouleversé. Je regardais interrogatif ce tatouage à l'encre violette sur ton avant-bras gauche : 186 363. Je grimaçais, il avait dû souffrir mon père !

Couché sur mon cahier, avec mon écriture serrée, pour gagner de la place, j'écrivais avec ma pointe Bic tout ce que tu disais sur le papier brouillon et ensuite je calligraphiais sur mon cahier à spirales durant de longues heures. Je t'écoutais religieusement, avec attention, j'étais fier de toi car tu avais réussi à survivre, quelle force de caractère j’m’ disais.
De temps à autre, j'interpellais ma mère qui vaquait à ses occupations en lui demandant comment s'écrivait tel mot ou s'il fallait accorder tel autre. Tu avais une excellente mémoire et tu avais pris la précaution de noter, après ta libération, tout ce qui te semblait important.

Mon frère André et ma sœur Josette tentaient des incursions dans notre espace réservé, sans succès. C'était le coin des grands. Il ne fallait pas interrompre ton récit, le fil de tes idées. "Chut" je faisais, en joignant le geste à la parole.

Le lendemain soir, après l'école, et après avoir terminé mes devoirs, je commençais à noircir les pages glacées de mon cahier neuf. Je dessinais chacune des lettres : je reproduisais les textes dictés en lettres d'imprimerie.

Après le souper, tu relisais mon travail et tu te souvenais d'un détail, d'un chapitre important oublié. Je devais tout reprendre.

J'ai recommencé plusieurs fois la totalité du recueil. Tu étais exigeant et je m'efforçais de ne pas te décevoir.

Lorsque tu travaillais de jour, je continuais à recopier sitôt le repas de 19 heures terminé et j'attendais avec impatience ton arrivée après le poste de 20 heures, à genoux sur une chaise, accoudé à la fenêtre. J'étais heureux de t'exhiber mon ouvrage de la soirée. J'essayais de lire sur ton visage ton sentiment sur l'exactitude de mes transcriptions, j'interprétais en silence le moindre clignement de tes yeux, ou un froncement de tes sourcils. Tu étais patient, attentif et indulgent.

Souvent, nous poursuivions le récit en tête à tête à la cave en empilant les bûches coupées par le scieur ou en prenant le chemin du potager. J'avais mille questions à te poser. Tu ne te dérobais jamais.

Tu conservais jalousement ce cahier dans le tiroir réservé d'un meuble et j'avais illustré, à ma façon, chacun des chapitres. Il était ta mémoire, ton témoignage, celui que tu avais promis à ceux restés là-bas.

Le dimanche tu relisais le travail de la semaine et tu étendais un torchon de vaisselle propre sur la table de la cuisine avant de poser notre livre. Tu étais très ordonné.

Tu vivais constamment avec tes souvenirs, le regard ailleurs, tu me semblais n'être jamais sorti du KZ, je t'adorais. Je respectais tes absences.

J'ai tenu ma promesse. Oui, j'ai tenu ma promesse, à mon grand regret, elle est tardive puisque tu ne pourras plus relire ces lignes.

A chacune de mes lectures, j’ai toujours le même ressenti et j'entends le son de ta voix, je sens ton souffle, je vois tes grands yeux noirs hagards parcourant le film de tes souvenirs. Je sais que tu as beaucoup souffert physiquement et moralement.

 

*
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La famille Rousseaux André Rousseaux Jean Jacques Rousseaux Jean Rousseaux Josette Rousseaux Claude Rousseaux Irène Legens épouse Rousseaux

Tous réunis autour de la table de cuisine, comme autrefois, nous t'écoutons.....chutttt les petits.....en joignant le geste à la parole.

«  Je me nomme Jean ROUSSEAUX et je suis né le 27 janvier 1922 dans une petite localité située à 11 kilomètres de NANCY : POMPEY. C'est une charmante bourgade auprès de laquelle serpente autour d'îles inviolées, la Moselle. La commune vit au rythme des Aciéries, du gueulard, de la paie, des grèves, de son équipe de football, des cérémonies patriotiques avec sa fanfare et son harmonie qui seront composées de 120 exécutants aux ordres de monsieur LEROY un ex officier du 26° RI.

Je partage mon temps entre l'ancien atelier PALS, à l'usine sidérurgique, les coupes de bois en compagnie de mon père, les champs et mon club cycliste. Je termine deuxième du premier pas DUNLOP lorsque la guerre éclate.

J’ai 22 ans, et je m’enfuis d’une usine située à VöLKLINGEN en Sarre où je travaille comme tourneur sur métaux dans le cadre du Service du Travail Obligatoire.

Recherché par la Gestapo, je suis interpellé par la Milice à Valence puis interrogé brutalement au siège de la Gestapo à LYON. Le verdict est la déportation. Je suis transféré à COMPIEGNE au camp de COMPIEGNE-ROYALLIEU. Je suis interné du 06 février au 26 avril 1944 et je suis ensuite déporté en Allemagne du 27 avril 1944 au 08 mai 1945 dans les camps de concentration d’AUSCHWITZ (Matricule 186363) BUCHENWALD et FLOSSENBURG à la frontière tchèque (Matricule 10162) ………………

 


LE RETOUR A POMPEY


Rien n'est prévu pour notre accueil, néanmoins, chaque passant s'arrête et nous interroge " d'où venez-vous ? ". Un père de famille nous tend généreusement un billet de 1000 francs. Nous sommes désemparés, perdus. Le monde qui grouille, les allers et venues m'effraient, me fatiguent, je suis perdu, affolé, interrogatif, je ne suis plus un humain mais un déchet du système concentrationnaire. Je regarde tout, je redécouvre la vie, les gens, les bruits, les odeurs. Les voyageurs nous dévisagent, s'arrêtent, nous parlent et posent la même question " d'où venez-vous " ?

Je me traîne sur le quai de la gare de BAR LE DUC. C'est la fête, c’est la libération, tous dansent, chantent, les bars sont bondés, la musique et les relents d'alcool, de bière inondent la rue. Je suis affolé. Nous entrons dans un bar enfumé. Les abords du zinc sont occupés par des joyeux drilles, un plateau de service retient contre ses bordures une dizaine de verres à pieds, vides, gras, rougeâtres, les cendriers dégoulinent de cendres épaisses.

Un groupe d'adolescents se moque de nous " c'est le mardi gras ? ". Nous sommes toujours habillés en bagnards. Le tenancier s'approche, fait dégager une partie du comptoir, passe un chiffon douteux autour des demis dont les cols sont découpés au couteau en bois par un barman jeune, aux moustaches fines et aux cheveux gominés et plaqués. Nous commandons de la charcuterie et une bouteille de vin. Après la première gorgée, ma tête tourne. Je dévore le jambon et la saucisse au sang. Il nous manque 400 francs pour régler l'addition, nous sommes confus. Le patron éclate de rire " gardez votre argent, un de mes clients a réglé l'addition ".
Nous revenons vers la gare et nous nous adressons au responsable des aiguillages. Rien n’est prévu pour notre accueil mais il accepte de nous laisser grimper dans un wagon de marchandises attelé à une rame devant rejoindre NANCY. Je m'endors profondément. BERNARD souffre toujours.

A NANCY, comme ailleurs, aucune structure n'est en place. La ville est en liesse. Nous déambulons dans la rue St JEAN avec toujours cette même impression d'abandon, je me suis imaginé un autre accueil. Une Jeep stoppe à notre hauteur et un officier américain nous interroge " d'où venez-vous ? ". Je lui explique lentement notre calvaire et notre isolement sur cette terre de France. Il nous fait signe de monter à l'arrière, et donne l'ordre au chauffeur de démarrer en lui indiquant du bras une direction.
Le véhicule nous dépose devant le centre de rapatriement, le Lieutenant-Colonel nous précède et il fait irruption dans le bureau occupé par le Chef de Centre. Il est blême.

"Vous avez eu plusieurs années pour préparer leur retour et cette fête n'est pas la leur !"
" Je n'ai personne ici, ils fêtent tous la libération " rétorque, gêné, le fonctionnaire.
" Je ne partirai pas sans qu'ils soient restaurés et habillés si vous n'exécutez pas mes ordres vous serez révoqué ! ".

Rapidement nous sommes vêtus de vêtements convenables, restaurés, et un médecin nous examine. Il refuse que je poursuive ce voyage, je dois être hospitalisé. Je refuse énergiquement. Nous sommes accompagnés à la gare et nous nous installons dans un wagon de marchandises marqué à la craie METZ »
« J'ai vécu un rêve atroce..... CHAMPIGNEULLES-FROUARD-POMPEY. Le train ralentit, les roues grincent lentement. Je saute sur le quai, POMPEY, je pleure de joie.

Des voyageurs, des voisins me croisent sans me reconnaître. Je me traîne vers la porte de sortie avec peine mais détermination. J'ai peur de mourir ici et de ne pas avoir revu Maman. Pour accéder à la rue de METZ depuis la gare, située en contrebas, il faut gravir une cinquantaine de marches. Je m'écroule sur la seconde tout en me cramponnant à la rambarde. Je suis dans un extrême état de faiblesse, je n'ai plus de ressources. J'entends des pas, je me retourne et je reconnais Monsieur et Madame BESSIERES. Je les appelle doucement " venez m'aider ". Ils me regardent incrédules et ils ne me reconnaissent pas. " Je suis Jeannot le fils de René ROUSSEAUX ". Ils accourent, je suis soulagé. Ils me soutiennent et nous montons lentement les marches.

Après avoir dépassé les premières habitations, des voisins s'empressent de prévenir mes parents. Ils sont tous dehors, et m'adressent des encouragements " le pauvre dans quel état il est " " regarde Edmond dans quel état il est le Jeannot ". Ma mère, ma chère Mère accourt en appelant mon prénom. Elle me croyait mort. Dans les bras l'un de l'autre, nous nous étreignons. " Mon pauvre petit" " Maman je suis vivant ".

18 mois d'absence, je sors d'un mauvais cauchemar. Tous les gens du quartier apportent des provisions à la maison. Je ne peux rien avaler, mon père a sorti des conserves, du vin, du pain, je n'ai pas d'appétit.
Ma sœur qui habite dans les « Cités du Haut » à POMPEY tente de comprendre, son mari André DEBIAS, a également été arrêté et il est interné dans un camp de concentration depuis 26 mois. Elle se tient devant moi avec ses deux enfants en bas âge. Je n'ose pas raconter ma vérité. Mes yeux sont encore pleins de cette horreur.

Le Docteur ZIVRE, médecin de la famille alerté par mon père décide de m'hospitaliser. Je refuse toujours avec conviction, si je dois m'éteindre cela sera chez moi. Mon état serait alarmant et je dois suivre un traitement énergique. Je pèse 43 kilos pour une taille de 1 m 70, j'ai perdu 27 kilos. Il ordonne à mes parents de me nourrir un peu chaque heure. Il viendra deux fois par jour, pendant 14 mois, me faire des injections sous-cutanées. Il a toujours refusé d'être payé, ma reconnaissance envers lui est éternelle. Mon beau-frère n'est toujours pas rentré, je n'ai pas l'espoir qu'il ait pu survivre à 26 mois de privations et de tortures.


(Extraits du livre MON PERE ME RACONTE : AUSCHWITZ, BUCHENWALD, FLOSSENBURG édité par EDILIVRE, 342 pages - 2016) . Une page entière du quotidien Les Dernières Nouvelles d'Alsace du 31 mai 2015 a été consacré à Jean Jacques Rousseaux.


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